PRINTEMPS 2016 - N°28

Les droits individuels reconfigurés par le Big data

Par Alain-Michel CERETTI, représentant le Défenseur des droits, conseiller droit des maladies du pôle santé

Les questions de santé font partie des préoccupations du Défenseur des droits. Le témoignage d’Alain-Michel Ceretti est doublement instructif. A titre professionnel, il dirige une entreprise d’électronique et à titre personnel, son épouse ayant contracté une infection nosocomiale, il a fondé avec elle une association, Le Lien, destinée à défendre le droit des malades. C’est ce qui l’a conduit à occuper des fonctions auprès des médiateurs de la République.


Jusqu’à ce jour, le pôle santé de l’institution du Défenseur des droits n’a eu à traiter qu’un faible nombre de dossiers liés à la question du Big data. En 2014 et 2015 tous portent sur la divulgation d’informations personnelles via Internet, à la suite d’incidents techniques ou de manipulations erronées. Le pôle santé n’a pas constaté de volonté de nuire ni de problème

L’intérêt des données de santé pour les acteurs publics et privés

Le Big data représente un outil précieux pour de nombreux acteurs publics et privés de la santé. Pour une agence régionale de santé par exemple, connaître le nombre de personnes souffrant du diabète de type 2 et leur profil en termes d’âge facilite la mise en place de moyens correspondant aux besoins. Mais c’est également un outil de décision industrielle et commerciale pour les acteurs fabriquant des dispositifs médicaux et des médicaments liés à cette pathologie. Les données du Big data devraient également permettre aux industriels de mieux gérer les risques liés à leurs produits, grâce au suivi des personnes y ayant eu recours.

Le SNIIRAM

En France, il existe d’ores et déjà une grande base de données, le SNIIRAM (Système National d’Information Interrégimes de l’Assurance Maladie), qui collecte les informations sur les soins reçus par les assurés et permet aux territoires de santé de se doter des moyens nécessaires. Cette base présente l’intérêt de couvrir l’ensemble de la population française, alors que dans les pays où les patients doivent recourir à des assurances privées, les données sont fragmentées entre plusieurs entreprises. Le système français bénéficie aussi d’outils très performants de suivi des profils des patients et de la façon dont ils sont pris en charge.

La loi qui est actuellement en préparation va ouvrir la base du SNIIRAM aux industriels en leur imposant un certain nombre de conditions. En particulier, l’exploitation des données ne devra pas revêtir de caractère commercial, formule qui va probablement entraîner énormément de contentieux.

Par ailleurs, le législateur distingue les données qui ne permettent pas d’identifier les personnes et celles qui permettent de le faire par recoupement ou « rechaînage ». L’utilisation des unes sera complètement ouverte et celles des autres soumise à conditions.

Les données issues des objets connectés

À côté de cette base de données officielle, il existe de très nombreuses autres données, en particulier celles recueillies par les objets connectés, dont on ne sait pas vraiment quelles sont leur qualité ni leur fiabilité, sans parler de leur statut juridique. Combien de fois chacun de nous a-t-il cliqué sur une case pour certifier qu’il avait pris connaissance des conditions générales d’utilisation d’une application, sans même avoir ouvert la page correspondante ?

Certaines de ces applications sont gratuites, d’autres payantes. Dans le premier cas, en l’absence de bannières publicitaires, on peut se demander comment l’éditeur du logiciel gagne de l’argent. Souvent, il propose des services payants ou des dispositifs médicaux à connecter au smartphone,  mais on peut supposer aussi qu’il revend les données à des tiers.

C’est ainsi qu’on a vu récemment publier une étude sur l’évolution du poids en fonction des âges dont la source était Withing, célèbre fabricant de balances électroniques. D’aucuns considèreront que ce n’est pas grave : « Quelle importance si Withing utilise gratuitement mes données, dans la mesure où il me fournit en contrepartie un service qui m’intéresse ? » On peut cependant craindre que ce genre d’utilisation ne soit qu’un début.

La certification des applications

Il y a quelques années, on trouvait dans les supermarchés des yaourts censés exercer un effet bénéfique sur la santé. Une réglementation a été mise en place et, désormais, aucun fabricant de produits alimentaires ne peut se prévaloir de résultats en matière de santé sans les avoir démontrés. Il devra en être de même en ce qui concerne les applications concernant la santé.

En 2013, on dénombrait aux États-Unis 165 000 objets connectés susceptibles d’avoir impact sur la santé et vendus comme tels. On en est aujourd’hui à plus de 300 000 et de nouveaux objets apparaissent chaque jour. Le secteur connaît actuellement une bulle et comme toujours dans ce cas, de très nombreux acteurs, petits, moyens et grands, se positionnent. Il est nécessaire que les pouvoirs publics instaurant une régulation pour ne pas laisser les consommateurs démunis devant la multiplication des objets et les risques qu’ils peuvent présenter.

Des premières sanctions viennent d’ailleurs de tomber aux États-Unis : la Federal Trade Commission, en charge de ces questions, a infligé une amende de 150 000 $ à la société Carrot Neurotechnology pour avoir indiqué sans preuve scientifique suffisante que son application pouvait améliorer la vision.

En France, le Conseil de l’Ordre demande des mesures similaires, mais je n’ai pas vu de disposition de ce type dans le projet de loi Santé.

L’aide au diagnostic

Depuis quelques années, il existe des logiciels d’aide au diagnostic. En France, les sociétés proposant ces applications doivent être agréées par la Haute Autorité de Santé pour que leur produit puisse être installé sur l’ordinateur d’un médecin.

Le logiciel Watson, développé par IBM, est capable de réaliser des calculs à une vitesse extraordinaire, ce qui peut s’avérer extrêmement précieux dans le traitement des cancers, pour lequel on s’oriente vers une approche individuelle sur la base du séquençage ADN des tumeurs. Le nombre des messages chimiques transmis par une tumeur cancéreuse est d’environ trois milliards, ce qui représente dix téraoctets d’informations. Aucun être humain, si compétent soit-il, ne pourrait gérer une telle masse d’information. Le logiciel d’IBM est capable d’établir la cartographie de la tumeur en moins d’une seconde à partir de ces données et de définir le traitement adéquat.

Le risque de dépendance à des entreprises privées

Le premier séquençage complet d’un génome humain, réalisé en 2003, avait coûté deux milliards d’euros. Aujourd’hui, le prix d’un séquençage n’est plus que de mille dollars, et il va probablement tomber à cent ou même à dix dollars assez rapidement, ce qui va créer un véritable marché.

Google et Apple ont pris une avance considérable dans ce domaine. Si la France ne se dote pas d’une plateforme sécurisée permettant de recueillir ce type de données et de s’en servir pour des traitements, elle risque de se retrouver, vis-à-vis de ces firmes américaines, dans la même situation de dépendance qu’au lendemain de la guerre en matière d’antibiotiques.

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