PRINTEMPS 2016 - N°28

Qui sera le gardien de notre vie intime ?

Par Pascal DURAND, député européen

Autrefois, le patient venait consulter le médecin quand il se sentait mal. Aujourd’hui, on passe d’une logique de la demande à une logique de l’offre. Il circule sur notre planète autant de données électroniques que d’étoiles dans l’univers. Qui organise, qui contrôle, qui finance le traitement des données de santé ? Pour Pascal Durand, qui plaide pour un retour au droit “dur”, le Big data pose aussi un problème de souveraineté aux Etats et à l’Europe.


Au cours de l’Antiquité, un basculement s’est opéré entre le monde des Grecs, qui terminaient leurs lettres par « Sois heureux », et celui des Romains, qui les concluaient par « Porte-toi bien ». On est passé du souhait d’une vie harmonieuse à une préoccupation centrée sur le mens sana in corpore sano. Aujourd’hui, non seulement nos concitoyens continuent à se préoccuper de leur santé, mais ils revendiquent le droit de ne plus être malades, et bientôt peut-être le droit de ne plus mourir. Le corps médical et le monde de la santé tout entier sont désormais confrontés à cette logique du zéro risque.

Face à cette situation, on peut aller soit vers le meilleur, soit vers le pire des mondes. Le rôle de la science, mais aussi des juristes, est de trouver un juste équilibre. À un moment où on n’entend parler que de soft law et où l’on nous explique que les professions peuvent s’autoréguler sans qu’il soit besoin de légiférer, j’apprécie les propos des porteurs du projet de réforme présenté par la Commission européenne sur l’impossibilité d’affirmer un droit sans prévoir les sanctions correspondantes. L’ex avocat que je suis se réjouit de constater que la Commission se met à nouveau à aimer le droit « dur », sans lequel, effectivement, il n’y a pas de vie en société possible.

Qui financera le traitement des données de santé ?

Il existe d’ores et déjà, sur notre planète, autant de données électroniques que d’étoiles dans l’univers. Le problème n’est plus de collecter les données : elles s’offrent spontanément. Dans le passé, c’était le médecin qui interrogeait le patient venu le consulter : « Comment vous sentez-vous ? Avez-vous mal plutôt ici ou plutôt là ? » Désormais, le patient envoie lui-même ses données au médecin. Parfois même, les informations sont transmises aux médecins sans le consentement du patient, ou avec un consentement fictif. Le vrai problème n’est donc plus celui de la collecte, mais celui du traitement. Qui va traiter toutes ces données ? À quel coût ? Et qui prendra ce coût en charge ?

Qui financera le traitement des données du Big data en matière de santé ? Il est peu probable que ce soit l’État, compte tenu du déficit auquel il est confronté. Sa prise en charge sera vraisemblablement assurée soit par un partenariat public-privé, soit directement par des acteurs privés, comme c’est déjà le cas, pour l’essentiel, aux États-Unis.

De la documentation à la manipulation ?

Ceci entraînera un autre type d’évolution. Dans le passé, lorsqu’un patient consultait un médecin, c’était généralement parce qu’il se sentait mal, même s’il y a toujours eu des hypocondriaques. Désormais, on passe de la logique de la demande à celle de l’offre : les gens vont être sollicités en permanence par des offres de santé : « Attention à votre pression artérielle ! Faites-vous suffisamment de sport ? Comment va votre cœur ? » On peut craindre alors de passer de la documentation à la manipulation.

Qui sera le gardien de notre vie intime ?

Jacques Ellul observait que la technique allait toujours plus vite que son environnement socio-économique et juridique et, sur ce point, il avait raison. La captation des données électroniques est une réalité objective et acquise : quoi que nous fassions, les données seront collectées. Nous allons maintenant devoir « courir » derrière ce nouveau phénomène et poser des garde-fous pour éviter les dérives.

Le Conseil d’État a déjà eu à se prononcer à propos des appareils respiratoires utilisés pour lutter contre les apnées du sommeil. Sachant que ces appareils ont un coût, la tentation était grande, pour l’État qui est en déficit, de contrôler si les patients les utilisent ou non et, le cas échéant, de leur imposer des sanctions. De même, on pourrait imaginer que les pouvoirs publics cherchent à vérifier si les patients prennent bien leurs médicaments, ce qui nécessiterait qu’ils pénètrent dans la sphère d’intimité des personnes. Fort heureusement, le Conseil d’État s’est opposé à ce que nous entrions dans une telle logique. Mais il y a de quoi s’inquiéter pour l’avenir, surtout sachant que nous aurons de plus en plus affaire à des acteurs privés. Pour paraphraser une formule d’Antoine Garapon, qui sera le gardien de notre vie intime

Préserver la souveraineté des États et de l’Europe

Cela m’amène à une question essentielle, celle de la souveraineté. Nous évoquons l’évolution des textes sur la protection des données personnelles au niveau français et européen. Mais le droit n’existe qu’à travers la souveraineté. Or, le Traité transatlantique qui est en train d’être négocié a vocation à supprimer les juridictions nationales, voire européennes, pour aller vers une juridiction supranationale.

Dans ces conditions, quel sera l’organe juridictionnel chargé de faire en sorte que tous les textes dont nous discutons soient respectés et appliqués ? Allons-nous confier le contrôle des grands groupes industriels qui sont en train de collecter des données personnelles à de simples juridictions arbitrales, qui n’auront de compte à rendre à aucun État ni à aucun parlement ou instance

Ne soyons pas naïfs : au moment où le Big data va jouer un impact majeur sur notre vie, nous ne devons surtout pas renoncer à nos systèmes de contrôle, qu’ils soient médicaux ou judiciaires. Il en va de la survie de nos valeurs et même, j’oserais dire, de notre civilisation.

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