PRINTEMPS 2016 - N°28

Vers une dictature scientifique des données personnelles ?

Par Christiane FÉRAL-SCHUHL, avocat associé au barreau de Paris, ancien bâtonnier de Paris

Adélaïde a 35 ans... Elle adore les "applis" mobiles dédiées à la santé et au bien-être. Elle utilise une balance digitale, un tensiomètre, une montre connectée et une variété d’autres capteurs reliés à des cabinets médicaux, des entreprises, des laboratoires ou des organisations quelque part en Europe ou dans le monde. Christiane Féral-Schuhl part d’un exemple fictif pour décrire le basculement très concret de nos contemporains "branchés" dans un monde peu soucieux de la protection de la sphère intime des individus.


Il y a trente ans déjà, une petite association, l’AMII (Association médicale d’informatique individuelle), se réunissait au sous-sol du siège de l’Ordre des médecins, dans le 7ème arrondissement. Ses membres, des médecins passionnés d’informatique, réfléchissaient aux questions liées à l’utilisation des technologies dans leur exercice professionnel, notamment avec la mise en place annoncée de la carte vitale.

J’avais été invitée à participer à certains de leurs débats et je me souviens que, dès cette époque, la question centrale était de savoir à qui appartenaient les données de santé. En effet, tous les professionnels intervenant auprès du patient (médecin, infirmière, garde-malade...) n’y avaient pas le même accès. Quid dans ce contexte du secret professionnel ? Plus largement, des règles d'éthique ?

En trente ans, beaucoup de choses se sont passées, en particulier le clonage de la brebis Dolly, et le Meilleur des mondes décrit par Aldous Huxley n’est plus de la science-fiction.

Pour répondre à la question posée « vers une dictature scientifique des données personnelles ? », je vous propose de vous présenter une jeune femme que nous appellerons Adélaïde.

L’exemple d’Adélaïde

Agée de 35 ans, Adélaïde est cadre supérieur dans une banque, « pacsée » et mère de deux enfants. Elle a pris l’habitude d’utiliser une balance digitale, un tensiomètre, une montre connectée, des lentilles spéciales qui lui permettent de surveiller son taux de glycémie car elle a été alertée sur les risques de diabète, etc.

Ces différents objets connectés lui permettent de collecter en continu des informations sur son corps et sur son cerveau : poids, calories absorbées et dépensées, température, pression artérielle, souffle, clignements de paupières, variations d’humeur, bâillements... Vous l’avez compris, elle est totalement fan des appli mobiles dédiées à la santé et au bien-être et elle n’a que l’embarras du choix avec plus de 100 000 applications téléchargeables ! Elle s’est même équipée d’un fauteuil « intelligent » qui lui permet d’évaluer en moins de 10 minutes son état de santé, y compris son acuité visuelle et auditive. Son plateau-repas, après son footing, sera programmé pour tenir compte de toutes ces données. Son coach l’accompagne efficacement à distance car il peut analyser les données et ainsi l’aider à atteindre son objectif : perdre trois kilos. Il peut ajuster son régime et son programme sportif au jour le jour.

Ces données sont également télétransmises à une startup américaine, Flatiron Health, qui a pour mission de dépister les éventuels cancers, ainsi qu’à Diabéo, une filiale de Sanofi qui suit l’évolution du taux de glucose dans le sang des patients diabétiques. L’Hôpital américain, également destinataire, est équipé du supercalculateur Watson qui gère son dossier médical, régulièrement mis à jour par les praticiens ayant l’occasion d’examiner Adélaïde. Ce dossier comprend aussi les résultats de toutes les analyses qu’elle a effectuées depuis sa naissance ainsi que les antécédents médicaux familiaux.

Ces informations sont par ailleurs transmises aux services de l’Assurance maladie, qui peut ainsi vérifier qu’Adélaïde prend bien les traitements qui lui sont prescrits, sans oublier son courtier d’assurance santé, qui est parvenu à lui obtenir des réductions sur ses primes d’assurance car il a démontré qu’elle suit un régime strict et applique des règles d’hygiène irréprochables.

Le cabinet d’audit M. est également destinataire de ces données car Adélaïde a été sélectionnée parmi d’autres volontaires pour participer à des essais cliniques qui lui permettront d’obtenir des points de fidélité.

Enfin, le médecin d’Adélaïde est au cœur du dispositif. Il peut ainsi contrôler les éventuels effets secondaires des médicaments en suivant à distance, au moyen d’un algorithme, les douleurs qu’elle ressent de manière aléatoire sur le côté droit et qu’elle lui a signalées. Lorsqu’elles se produisent, elles provoquent une alerte graduée, en fonction de l’importance de la douleur, sur son ordinateur. Adélaïde n’a pas besoin de se préoccuper de quoi que ce soit : tous ces capteurs travaillent pour elle et son coach numérique, doublé d’un agenda électronique, lui dit, à la seconde près, quelle conduite elle doit tenir. Son alimentation est automatiquement programmée en tenant compte de ses goûts, de ses allergies et de ses intolérances.

Dernier détail : son compte Facebook lui envoie des alertes sur l’état de santé de ses amis, ce qui lui permet d’éviter de rencontrer ceux d’entre eux qui sont enrhumés ou grippés !

Cette description n’est pas futuriste : tous les dispositifs évoqués existent d’ores et déjà, en 2015. Non seulement ils permettent à Adélaïde de conserver une bonne santé, mais celle-ci peut légitimement penser qu’elle participe au bien collectif.

Elle pourra vous expliquer que l’analyse de ces données, avec celle de millions d’autres, permettront de réduire la mortalité (certaines applications permettent de prévoir la diffusion des épidémies à partir des données ou de dépister des maladies par la génétique), de prévenir un risque de maladie à partir du génome (médecine prédictive), notamment les pathologies chroniques dont les paramètres sont bien identifiés et reliés à des mécanismes physiologiques clairs (par exemple pour suivre l’évolution du taux de glucose dans le sang et partager les données par smartphone vers le médecin). Elle vous dira que cela permet d’adapter les traitements à certains types de patients, en fonction de leur profil génétique (médecine personnalisée) et d’aider les professionnels à poser des diagnostics ou faire un choix de traitement pour les patients, de vérifier les effets secondaires des médicaments pour mieux les prévenir, par exemple en croisant les données enregistrées par l’assurance maladie, on pourrait observer le taux d’hospitalisation des patients prenant tel ou tel médicament (pharmacovigilance)...

Des données sensibles

Ces données, recueillies à la fois à l’occasion des diverses activités d’Adélaïde et lors des examens médicaux qu’elle subit, sont toutefois considérées comme sensibles car elles révèlent toutes les fragilités de cette jeune femme, par exemple sa vulnérabilité au stress ou aux épidémies, ou encore ses risques cardio-vasculaires.

En fait, il s’agit de données « ultra » sensibles qui touchent à la sphère s’agit de données que, parfois, l’on ne partage même pas avec ses proches les plus intimes.

Ces données sont d’autant plus sensibles qu’elles ne désignent pas forcément un comportement actif, qui pourrait être contrôlé, mais des caractéristiques propres à une personne.

On touche à ce que le professeur Gérard Cornu appelle, « la sphère d’intimité chacun. ».

Rappelons ce qu’écrivait le professeur Jean Carbonnier à cet égard : « Il sied d’accorder à l’individu une sphère secrète de vie d’où il aura le pouvoir d’écarter les tiers. »

Un consentement et une sécurité renforcés pour l’individu

D’où l’importance, dès qu’il s’agit des données de santé de l’individu, de renforcer le principe de l’autodétermination informationnelle, c’est-à-dire la possibilité pour chacun de décider de communiquer ou de ne pas communiquer ses données.

D’où l’importance également de renforcer la sécurité des données de santé. C’est dans cet objectif que le législateur a exigé que l’hébergement informatique des données médicales soit assuré par un hébergeur agréé (Agence des systèmes d'informations partagées de santé - ASIP santé), garantissant de hauts niveaux de sécurité, et a fixé des règles de sécurité et de confidentialité pour tous les établissements de santé : exigence d’anonymat, chiffrement des données, recours au codage des données nominatives, etc.

Un sentiment trompeur de sécurité

À la question posée « Allons-nous vers une dictature scientifique des personnelles ? », il est probable qu’Adélaïde répondrait par la négative : « Ce n’est pas une dictature. Je maîtrise la situation, j’améliore mon bien-être, je vais peut-être réussir à me débarrasser de ces trois kilos qui me pourrissent la vie, je suis autonome dans la gestion de ma santé. »

Adélaïde ignore probablement que toutes ces données sont collectées à son insu via les historiques de navigation sur les moteurs de recherche, les blogs, les sites, et qu’il est désormais possible d’analyser les conversations sur Facebook : 51 % d’entre elles porteraient sur des questions de santé, permettant d’alerter sur l’état contagieux de ses « amis » !

Elle ne sait sans doute pas que ces données sont croisées, reformatées, optimisées, exploitées également à son insu, vendues à prix d’or.

Elle ignore que même les bases de données publiques anonymisées peuvent permettre une identification indirecte des personnes, car celles-ci sont toujours désignées par un même numéro d’anonymat.

Elle n’imagine pas que les algorithmes utilisés pour optimiser le fonctionnement d’un certain nombre de services présentent le risque « d’enfermement de l’internaute dans une personnalisation dont il n’est pas maître. »1, ni même qu’ils sont faillibles et qu’ils peuvent provoquer une erreur, par exemple à la suite d’un bug dans un logiciel d’aide au diagnostic. Le patient risque de se trouver enfermé dans une situation dont, loin de la maîtriser, il lui sera très difficile de sortir.

Enfin, elle ne sait pas que ces données pourraient tomber entre les mains de personnes non autorisées. Par exemple un employeur éventuel qui n’a aucune envie de recruter une personne qui risque d’être malade un jour sur deux. La capacité de travail ou la résistance au stress pourraient devenir des critères de sélection.

De leur côté, les compagnies d’assurance pourraient envisager de proposer des offres plus onéreuses à des personnes en situation de maladie, de faiblesse ou de vulnérabilité, ou encore présentant des antécédents familiaux. Les banques pourraient sélectionner les dossiers de prêts.

Le responsable du service de bioéthique de l’UNESCO m’expliquait il y a déjà quelques années que les maladies génétiques peuvent désormais être anticipées au moins deux générations à l’avance...

Adélaïde croit qu’elle reste libre, à tout moment, de collecter et de communiquer ou non ces données. Elle ne se rend pas compte qu’un jour, peut-être, ceux qui refuseront de le faire seront considérés comme ayant quelque chose à cacher.

« La vie privée, un problème de vieux cons ? »

D’ores et déjà, 7 millions de Français ont été séduits par la santé connectée et, d’après Mark Zuckerberg, le fondateur de Facebook, on assiste à l’émergence d’une nouvelle norme sociale à ce sujet : « Les gens sont désormais très à l’aise avec l’idée de partager davantage d’informations, de manière plus ouverte et avec davantage d’internautes. » Certains considèrent même que le débat sur la vie privée est complètement dépassé, à l’instar de son ouvrage « La vie privée, un problème de vieux cons ? ».

Je reste également convaincue que c’est à l’individu et à nul autre de choisir ce qu’il rend public ou non. A lui et à lui seul de décider si, comme le suggère Stefan Zweig « seule l’illusion rend heureux, non le savoir », ou si, selon la vision de Rousseau, « le monde de l’illusion vaut mieux que la réalité car nous y trouvons plus de plaisir ».

S’il est parfois préférable de ne pas savoir, à tout le moins, posons en règle que c’est toujours à l’individu de choisir !

1 Rapport Conseil d’Etat 2014

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