DÉCEMBRE 2015 - N°27

Les Big Data en médecine : quels impacts pour le patient ?

par Patrick Légeron, psychiatre, Centre hospitalier Sainte-Anne (Paris) et Cabinet Stimulus

Hier, la santé était l’affaire du médecin. Elle est aujourd’hui l’affaire du médecin et du patient. Il aura fallu la double révolution de la technologie et des mœurs pour que chacun d’entre nous ait le moyen de reprendre le pouvoir sur son corps. A partir d’un simple smartphone, tout individu peut devenir « le témoin du fonctionnement de son corps en temps réel » constate le docteur Légeron qui en tire les conséquences sur les politiques de santé. L’accès à de multiples données sur nous-mêmes doit avoir une vertu de responsabilisation.


Comme il semble loin le temps où le médecin, à l‘issue de la consultation, ne fournissait guère d’information à son patient. « Les chiffres de votre tension artérielle ? Mais ce n’est pas votre problème, c’est le mien ! » s’entendait-il souvent répondre. On avait même vu à la fin des années 1970 des associations de cardiologues s’opposer à la vente libre des tensiomètres. Les seules données de santé auxquelles chacun de nous pouvait accéder directement se résumaient à notre poids, notre taille et la température de notre corps, grâce aux pèse-personnes, aux toises et aux thermomètres. La santé était d’abord l’affaire des médecins et rarement celle des patients qui n’avaient pas à s’en inquiéter.

Aujourd’hui ce sont des dizaines, voire des centaines d’informations sur l’état de notre organisme auxquelles chacun de nous peut accéder facilement. Aussi bien par des tests biologiques aisés à réaliser (de grossesse, de séropositivité), que par des capteurs auxquels nous pouvons facilement nous brancher. Grâce à notre smartphone ou tout autre appareillage de connexion, nous pouvons « monitorer » le nombre de pas réalisés dans l’heure, la journée ou la semaine écoulée et le nombre de calories que nous avons brûlées. Nous pouvons suivre les variations de notre glycémie, de notre poids ou de notre pression artérielle. Progressivement, aucune des variables physiologiques, témoins du fonctionnement adéquat ou inadéquat de notre corps, n’échappe à la « captation » et à l’information fournie en retour à l’individu. Au-delà de notre corps, ce sont aussi des données sur notre état mental et psychologique qui progressivement deviennent accessibles. Nous pouvons d’ores et déjà être informés de notre niveau de stress mais aussi de l’activité électrique de notre cerveau (ondes alpha, thêta, etc.) et sans doute demain de nos états émotionnels (en captant le fonctionnement de notre cerveau limbique).

Mais que faire de cette masse, de cette avalanche d’informations sur nous-mêmes auxquelles nous n’avons pas accès spontanément ? Comment gérer cette « infobésité » sanitaire ? Nous voyons déjà dans les consultations de médecine un accroissement des préoccupations hypocondriaques chez les patients. Le développement des sites internet de santé avait permis à tous d’avoir une connaissance (hélas pas toujours rigoureuse) sur les maladies et leurs traitements. Avant même de voir un médecin, nombre de patients connaissaient le trouble dont ils étaient atteints ou croyaient être atteints. De nombreux médecins se désolaient de voir comment des patients, interprétant mal la description de symptômes de maladies décrites sur ces sites, remettaient en question leurs diagnostics. Les informations qu’ils recueillaient en ligne sur les thérapeutiques les poussaient aussi fréquemment à challenger les traitements de leur médecin. Jusqu’alors la préoccupation des patients sur leur santé se basait sur des symptômes ressentis (douleur, essoufflement, palpitations, etc.), mais pas sur le fonctionnement intime (et caché) de leur organisme. C’était la seule partie visible de l’iceberg. Avec l’accès à quasiment tout de notre corps, le « connais-toi toi-même » rencontre la science d’Hippocrate. Scruter avec anxiété tous nos indicateurs corporels, physiologiques et comportementaux risque de faire de chacun de nous un Docteur Knock qui, avec une grande sagesse, nous rappelait que la bonne santé est un état inquiétant, car ne pouvant que s’aggraver. Avec cette préoccupation permanente et globale portée au corps, les psychiatres s’alarment d’un probable accroissement de l’hypocondrie qui pourrait devenir la maladie d’une société de l’hyper-connexion du corps.

Cependant, et comme dans beaucoup d’autres domaines, ce n’est pas tant l’accès à cette multitude de données sur nous-mêmes qui est le véritable problème que l’usage que l’on en fera. Ainsi, la prise de conscience de certains états de notre corps a été à la base de thérapeutiques innovantes et efficaces. Les techniques dites de « biofeedback », développées depuis une quarantaine d’années maintenant, en sont le meilleur exemple. Le patient, grâce à des capteurs placés sur son corps et qui recueillent un état physiologique (par exemple la tension de l’un de ses muscles, ou son rythme cardiaque), est informé des variations de cet état au moyen d’un signal sonore ou de la visualisation d’une courbe sur un écran. Il est témoin du fonctionnement de son corps en temps réel, et cette « prise de conscience physiologique » va lui permettre d’essayer de contrôler cette variable. Il s’agit d’une véritable « rétroaction biologique » dont l’efficacité a été validée dans quelques pathologies : la rééducation des muscles des sphincters, certaines formes de céphalées en apprenant à contrôler la tension des muscles du front, quelques pathologies vasculaires comme la maladie de Raynaud, en agissant sur la vasodilatation des petites artères des extrémités des membres. Aujourd’hui cette approche a fait l’objet de nouveaux développements sur une variable bien précise de notre corps dénommée la « cohérence cardiaque », autrement dit les variations du rythme de notre cœur. Prendre conscience de cette variable, puis apprendre à la maitriser s’avère être une approche particulièrement efficace de gestion du stress, comme l’ont souligné plusieurs études publiées dans de prestigieuses revues scientifiques. Les programmes de gestion de la cohérence cardiaque, sous forme de nombreuses applications pour smartphones, se développent rapidement.

Grâce à l’accès que chacun de nous peut avoir à toutes ces données sur notre corps, nous accroissons cette conscience (« awareness ») de notre organisme et, au-delà, de notre santé que nous ne subissons plus et sur laquelle nous pouvons agir. Depuis plusieurs années, la médecine a fait de la responsabilisation du patient l’un de ses axes majeurs de la prise en charge thérapeutique. Cette évolution fondamentale est à encourager : l’individu n’est plus un objet, mais un sujet. Il devient l’un des acteurs essentiels de sa santé, mais à côté du médecin, car il ne saurait être le seul acteur. Ce patient devient un expert qui, comme tout expert, a accès à de la connaissance, ici celle de son corps. Mais cet expert doit aussi posséder le mode d’emploi de ces connaissances. Le rôle de l’éducation sanitaire devient ici prépondérant. Mais une éducation à la santé revisitée et actualisée dépassant la simple dimension de l’hygiène de vie. Chacun de nous devrait y avoir accès et très tôt. Malheureusement rares sont aujourd’hui dans notre pays les véritables programmes proposés dans ce domaine.

<< Retour au sommaire Télécharger le PDF de l’article

PRES@JE.COM

Une publication de l’Institut PRESAJE
(Prospective, Recherche et Etudes Sociétales Appliquées à la Justice et à l’Economie)
30 rue Claude Lorrain 75016 Paris
Tél. 01 46 51 12 21 - E-mail : contact@presaje.com - www.presaje.com
Directeur de la publication : Michel Rouger

Pour ne plus recevoir d’e-mails de la part de Presaje, cliquez ici

>> CONSULTER LES PRECEDENTS NUMEROS