DÉCEMBRE 2015 - N°27

Des DEFIS du VIVANT au DEFI des SOIGNANTS

par Michel Rouger, président de l’institut Presaje

Qu’il soit malade ou en bonne santé, le rapport de chaque individu avec les professionnels de santé a changé de nature en moins de dix années. Une transformation suivie à la trace par l’institut Presaje. Le changement de paradigme n’est pas seulement le fruit d’une rupture d’origine scientifique. Il est sociétal avant d’être médical. C’est pourquoi il est essentiel de réinsérer le droit civil dans les controverses médicales ou commerciales qui pèseront sur la physionomie des nouvelles règles de la vie en société


Ces réflexions sur le Défi des Soignants prolongent celles de l’ouvrage publié en 2004 par Thomas Cassuto chez Presaje « Les Défis du Vivant », cet être humain qui ne peut pas se réduire à ses maladies et à ses rapports avec leurs soignants.

À l’époque, généticiens et biologistes de renommée mondiale avaient lancé un projet de développement des liens entre la biologie et la médecine, dans le but de mieux connaitre le vivant par ses gènes, et de mieux le soigner. Leurs réflexions ont mûri et se sont bonifiées. Elles donnent, en 2015, une vision claire de l’évolution de la santé.

Un changement irréversible de paradigme

La médecine, la santé ou la Sécurité sociale assurent la fonction soignante de l’État-providence, au sens très large des besoins de la société. Les moyens - le budget des soins dispensés - de leur couverture sociale et de leur administration ministérielle absorbent le quart des prélèvements obligatoires imposés aux Français, 250 milliards d’euros. Il fait vivre des centaines de milliers de professionnels, libéraux ou fonctionnaires.

Ce système est engagé dans une irréversible mutation provoquée par trois évolutions qui sont en cours de d’achèvement

- L’évolution des sciences mathématiques et des méthodes de modélisation, décentralisées, mieux adaptées à la complexité du monde, qui périment le mode de fonctionnement de l’Etat technocratique et centralisé, pavé bloquant de toute réforme.

- L’arrivée du smartphone et l’explosion des réseaux sociaux qui ont donné à chaque être humain la faculté de partager des connaissances, dont il était écarté, sur la santé, les maladies et la médecine en lui offrant de participer, avec la recherche biologique, à la prévention des maladies chroniques les plus graves qui pourraient l’affecter.

- Le mariage de la biologie et de l’informatique qui a fourni les puissances de calcul et de stockage de données, indispensables aux scientifiques pour décrypter l’infiniment petit du corps humain et de sa génétique. Quoiqu’en aient dit, il y a 250 ans, le naturaliste Buffon et le physicien Laplace en affirmant que l’homme n’irait jamais au fond des choses, il n’en est plus très loin, en 2015, y compris chez l’être vivant.

Le premier grand défi des soignants est d’admettre, de comprendre, que ce changement de paradigme est sociétal avant d’être médical, et que les sciences de la maladie et des soins, si remarquables soient-elles, devront dorénavant faire à l’être vivant la place qu’il revendique, pour mieux gérer sa courte vie.

Les premiers pas de la médecine préventive et prédictive

Depuis trois ans les biologistes français, chinois et américains ont engagé la réalisation de leurs projets d’une médecine préventive qui fera participer l’individu en bonne santé, pas le malade, aux travaux scientifiques, auxquels il fournira ses propres données biologiques pour être éclairé sur les risques qu’il encourt face aux maladies les plus graves qui l’affecteront au cours de son vieillissement.

L’Américain est en avance, il se prépare à entrer en concurrence avec Google d’une part, les industriels des objets connectés d’autre part, exploitant leurs Big Data. Le Chinois, dans son laboratoire de Shanghai, est engagé dans une course de rattrapage. Les Franco-européens ont entrepris le même parcours, sur les mêmes bases scientifiques. Ils piétinent devant la porte de l’administration française, fermée à double tour.

Il faut le comprendre. Un système qui gère des assujettis depuis 70 ans, qui traite les maladies de patients soumis à un modèle étatique rigoureux, tarde à reconnaitre l’utilité de transmettre la science médicale, monopolisée par l’Etat soignant, en « open source » à tout le monde sur le web. Alors que ni le modèle économique de la médecine préventive, ni son modèle scientifique ne sont ni achevés ni éprouvés.

Pour débloquer la porte française verrouillée à double tour, une question s’impose : pourquoi ces biologistes du monde entier, spécialement au sein de l’Union Européenne, s’engagent-ils comme ils le font dans la prévention ?

Parce que le développement des comportements de prévention, en tous domaines, est devenu indispensable par le fait de la complexité qui rend les sociétés humaines incapables de tout guérir, partout, tout le temps, sans auparavant, chercher à prévenir.

Le second défi n’est jamais évoqué. Jusqu’à quand le budget de la santé déjà exsangue pourra-t-il, dans un pays qui rassemble autant de pauvres, chômeurs ou retraités, bloquer les économies attendues de la prévention des souffrances - les vieux - dans une société assoiffée de croissance - les jeunes - pour maintenir ses assujettis et leurs soignants, dans son coûteux et unique modèle curatif ? Plus très longtemps. Le débat est ouvert puisqu’il est sociétal avant d’être médical.

La renaissance des droits du vivant dans la santé

En 2008, Presaje s’est inquiété dans un colloque très visité de la situation de «Santé malade de la Justice ». Le colloque de 2015 sur « Les Big Data à l’assaut de la santé » montre qu’elle est malade d’une carence du droit. Les effets de cette carence menacent le modèle français.

Elle provient du mariage de la santé et de l’informatique, dont les champions croient dur comme fer que le droit fait obstacle au progrès scientifique. Erreur lorsqu’il s’agit de l’être humain, qui doit pouvoir profiter du progrès, sans perdre ses droits élémentaires.

A court terme, qui n’est jamais le temps des réflexions de Presaje, tout va toujours très bien, comme quand on passe devant le 30ème étage en tombant du 50ème ! Ainsi en mars, le colloque sur « Le droit européen face aux entreprises planétaires » a évoqué plusieurs sujets brûlants, qui n’inquiétaient pas grand monde et qui, brutalement à l’automne, éclatent au grand jour. Par exemple, la Cour de justice de l’Union européenne qui casse l’accord dit de Safe Habor qui a permis aux Big Data de gérer, dans leurs pays, les données stockées après avoir été collectées en Europe.

Pareillement, le colloque de 2015 à France Amériques a mis en évidence le besoin urgent et impératif de poser la question des droits essentiels des personnes vivantes, alors que se profile à court terme une « uberisation » de la santé. Quoi qu’en pensent ceux qui sont en train de passer devant le 30ème étage, en route pour « O ground » !

Le droit civil basique est exclu, avec ses spécialistes, des grands colloques médicaux. Il faut l’y réinsérer. Les enjeux sont trop importants, même si on affecte de les ignorer.

Le sujet étant sociétal et médical, il appartient aux juristes en partage avec les médecins.

Une question majeure a été posée : peut-on traiter de la même manière la privée et l’intimité de l’être humain ? Non !

La vie privée est attachée à l’activité de tout être humain qui vit, reconnu par une identité par nature privée, celle du sujet dit de droit, disposant de l’usage - l’Usus - de cette vie privée, donc de l’acceptation ou du refus de ce qu’en font les tiers. Sur ce sujet, les médias ont ouvert le chemin sur lequel le droit civil et les juges sont déjà installés.

L’intimité est attachée à la constitution physiologique, donc génétique, qui construit la personnalité, élément de reconnaissance intérieure, par l’esprit qui l’anime, différente de l’identité, élément de reconnaissance extérieure. Cette intimité sera de plus en plus violée par toutes les intrusions provoquées par les meilleures ou les pires des causes, par tous ceux qui peuvent dorénavant aller au fond des choses. Y compris du vivant.

Le troisième défi des soignants est là. Croient-ils dans le droit qui construit et régule la vie en société, ou croient-ils que la noblesse de leur engagement à l’égard de ceux qui souffrent, sous l’autorité de l’Etat souverain, les exonère des servitudes du droit ? C’est ce que pensaient certains juges, en 2008. Le changement de paradigme, la numérisation, l’uberisation rampante, aggravent leurs risques.

Presaje devrait planter quelques palmiers dans ce désert en développement.

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