FEVRIER 2014 - N°22

Travail manuel : l’urgence absolue d’une réhabilitation

Pour en finir avec un dramatique archaïsme français

par Bernard Lecherbonnier, éditeur, directeur de recherche à l’Université de Paris

En France, les « bobos », les bourgeois et le petit peuple ont au moins un point commun : celui d’être convaincus que l’enseignement technique n’est pas la filière qui peut favoriser le bonheur futur de leurs enfants. Fatale et absurde croyance dans un pays qui compte un demi-million d’emplois non pourvus malgré 3 millions de chômeurs.


400.000 emplois non pourvus dans un pays qui compte 3 millions de chômeurs. Dans un pays qui renâcle devant les flux d’immigration massive au motif que les nouveaux venus viennent occuper des emplois vacants. Où est l’erreur ? Pourquoi nos enfants ne veulent-ils plus porter le tablier du boucher ou faire le taxi ? Pourquoi ? Tout simplement parce que nous ne voulons pas qu’ils deviennent bouchers ou chauffeurs de taxi !

Un de mes collègues de la Sorbonne, le grand spécialiste du roman naturaliste, obligé de constater le peu d’entrain mis par son fils pour trainer chaque matin sa lassitude au lycée, finit par lui demander - le bambin stagnait en Troisième - ce qu’il souhaitait « faire plus tard ». Plus embarrassé que s’il avait dû avouer des pulsions homosexuelles, le rejeton rougissant laissa tomber : «Je voudrais être mécanicien. » Le père était intelligent. Il inscrivit aussitôt son fils dans un établissement professionnel préparant au BEP de mécanique. Aujourd’hui le diplômé en mécanique a roulé sa bosse et réussi une jolie carrière. Que serait-il devenu sans un père compréhensif et intelligent ? Un rappeur de plus ?

Combien de contre-exemples pourrais-je citer ! Combien de familles se seraient crues déshonorées à l’idée qu’un de leurs héritiers ait volontairement choisi un métier manuel, encore pire, un métier de bouche !

D’où nous vient cette perversion ? Ce refus petit-bourgeois du réel ? Une conception unidimensionnelle de l’éducation a fait du bac général la voie royale de l’éducation. Tous ceux qui ne montrent aucun goût pour le type d’études dispensé au collège unique ou au lycée sont considérés comme des marginaux, et, osons le dire, comme des crétins. Et que fait-on de ces prétendus crétins ? Eh bien, on leur donne un métier manuel ou technique au nom de la prétendue compassion nationale. En d’autres termes, le paradoxe veut que ne soient assurés d’obtenir un vrai métier et un emploi que les déboutés de l’Education Nationale. Et ce seront peut-être les seuls à obtenir une retraite à taux plein du fait de leur engagement précoce dans la vie active.

J’ai conduit en 2012, à la demande du Conseil régional d’Ile- de-France, une enquête sur l’insertion des jeunes diplômés. Pour ne pas être influencé par de quelconques préjugés, j’ai fait le choix, à propos des études professionnelles, d’une filière dont je ne connaissais rien, l’Electricité. Je suis allé de surprise en surprise. Visite du lycée professionnel situé rue de la Roquette, à deux pas de la Bastille, où l’on forme des adolescents au CAP, au BEP et au bac professionnel. Sur les 300 dossiers étudiés que j’ai examinés avec mon équipe, pas plus de dix élèves avaient opté pour cette voie. Tous les autres étaient des exclus du système général. D’où venaient-ils ? A peine une poignée d’origine européenne. 30% d’Africains, 50% de Maghrébins et 10% d’Asiatiques. Les professeurs ? Des gens de métier sans état d’âme, c’est l’éducation à la dure, pour ne pas dire militaire. Un jour je demande à un professeur : « Pourquoi il n’y a pas de chaise dans votre classe ? ». Il réplique, brutal : « Un ouvrier, ça ne s’assoit pas. » Des résultats corrects aux examens et, surtout, l’emploi assuré pour tous à la sortie de l’Ecole. J’ai consulté le parcours professionnel des anciens élèves. Beaucoup ont créé leur entreprise, à peu près tous sont restés dans le métier, un très petit nombre ont poussé plus loin jusqu’à un BTS. Je ne sais pas si on peut parler de succès car on peut regretter que les talents révélés dans un tel établissement ne puissent poursuivre au-delà. En tout cas il ne faudra plus vous étonner que votre plombier ou votre électricien vienne du Grand Sud...

Le naufrage de la formation professionnelle

Que le bobo n’aime pas le cambouis, c’est son affaire. Mais que le bobo détourne ses enfants du cambouis, c’est notre affaire. Du moins, ce devrait être notre affaire. Or, que constatons-nous ? Un naufrage de la formation professionnelle qui vire au désastre financier national. Trente milliards d’euros annuels alimentent des multitudes d’organismes sans qu’aucun contrôle ne s’exerce réellement ni sur leurs performances ni sur leur impact économique. Un seul exemple, un vrai scandale : la taxe d’apprentissage, 0,5% de la masse salariale, dont strictement personne ne peut mesurer l’impact sur la formation, par conséquent sur l’emploi. J’ai eu l’occasion, au cours de l’enquête déjà citée, de plonger dans les comptes de certains établissements supérieurs professionnels, parfois consulaires : le résultat net y est comme par hasard égal à la collecte de la taxe d’apprentissage !

Les solutions ? Enfin on découvre les vertus de l’alternance qui consiste à associer la formation dans l’entreprise à la formation dans les établissements scolaires et supérieurs. Au-delà de l’alternance, la participation des entreprises à l’acte éducatif doit aussi être encouragée. En effet seules les entreprises peuvent avoir une vision globale de leur métier. L’exemple a été donné récemment par un industriel de la boulangerie. Sa marque forme de jeunes boulangers en veillant à leur apprendre tout aussi bien leur métier technique qui consiste à maîtriser l’art du pain que leur métier d’artisan capable de gérer une société. Les grands distributeurs empruntent le même chemin. La restauration rapide promet, par voie publicitaire, à son personnel des situations de manager. Et l’on voit un nombre sans cesse accru de grands groupes créer des universités internes. Par bonheur commencent à émerger également des universités publiques, comme celle d’Evry, qui font le choix d’un étroit partenariat avec les entreprises de la région avec un seul et unique objectif : l’emploi.

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