FEVRIER 2014 - N°22

Où se trouve l’ « humain » dans les formations et l’éducation ?

par Patrick Légeron, psychiatre, fondateur du cabinet Stimulus, co-auteur du rapport sur les risques psychosociaux pour le Ministre du travail

Le climat des affaires s’est fortement assombri en France depuis une demi-douzaine d’années. Cela ne suffit pas à expliquer la difficulté du dialogue quotidien entre les dirigeants et les salariés de nombreuses entreprises. A l’origine de cette froideur ou de cette incommunicabilité, explique Patrick Légeron, il y a la faible prise en compte de l’humain dans le monde du travail.


La prise de conscience a été brutale et dramatique. La vague de suicides observée ces dernières années dans le monde du travail a mis en évidence les impacts sur les individus des profondes transformations des environnements professionnels confrontés aux exigences de compétitivité et d’adaptation et l’incapacité des entreprises à les anticiper. La souffrance au travail, partie moins visible de cet iceberg qu’est la détresse psychologique de salariés, est aussi un phénomène qui se développe de façon inquiétante. Le management des entreprises est ainsi fortement interpellé et les managers s’avèrent la plupart du temps bien dépourvus non seulement pour comprendre mais aussi pour gérer cette réalité. « Notre entreprise sait très bien construire des voitures mais absolument pas prévenir les suicides » me confiait avec beaucoup d’humilité il y a quelques années le DRH d’un grand constructeur automobile confronté à ces drames humains. Il avait hélas raison. Dans nos plus belles écoles dites de management, d’ailleurs intitulées plus honnêtement « Business Schools », on apprend tout (finances, stratégies, affaires, etc.) sauf... le management ! Dans les programmes de formation de nos futurs dirigeants, la place faite à la psychologie est quasiment inexistante. Comme si les attentes des individus, leurs émotions (négatives mais aussi positives), leur vécu ne jouaient pas un rôle déterminant dans le fonctionnement de l’entreprise.

Sans surprise, il en résulte que l’activité principale des managers tend à devenir le remplissage de tableaux excel et le reporting d’indicateurs et de moins en moins la gestion de leurs collaborateurs. « Moins je le vois, mieux je me porte !» entendait-on souvent dire de leur chef les salariés il y a une dizaine d’années. Aujourd’hui ces mêmes salariés se plaignent plutôt de l’absence de leur manager et de son manque de soutien.

La France en retrait

Cette faible prise en compte de l’humain dans le monde du travail est particulièrement marquée dans notre pays, comme l’indiquent de nombreuses études internationales (Eurofound, European Value Surveys, International Social Survey Programme, etc.). Trop fréquemment, les capacités d’un manager à construire l’estime de soi de ses collaborateurs, à pratiquer de la reconnaissance ou à faire preuve d’empathie sont considérées comme liées à la personnalité de celui-ci et non, comme dans les pays anglo-saxons, comme de véritables compétences professionnelles à développer et même à évaluer régulièrement.

Paradoxalement, dans un univers où l’on pourrait penser que l’humain est primordial, celui de la médecine, le constat est également assez décevant. Les médecins tout au long de leurs études sont formés à la connaissance des maladies, très peu des malades. Les médecins des siècles passés, dépourvus de remèdes efficaces, ne pouvaient réconforter le malade et sa famille que par la qualité de leur présence et leur humanité. Les progrès techniques et l’efficacité des thérapeutiques se sont hélas faits au détriment de la relation humaine. Les patients le ressentent d’ailleurs fort bien qui attendent autant de l’ « humain » que de la « science » de leur médecin. Les étudiants en médecine sont bien formés à diagnostiquer un cancer et à conduire un traitement, mais sont démunis face à la détresse du patient, à ses interrogations. Nos facultés de médecine ont bien sûr introduit dans leur enseignement des fondamentaux de psychologie et des cours sur la relation médecin-patient, mais plus dans ses aspects théoriques que pratiques. Ainsi, nos futurs praticiens, pour ne citer qu’un exemple, apprennent rarement les attitudes à adopter face à un malade qui s’effondre en pleurs devant eux. Ce devrait pourtant faire partie intégrante de leur savoir professionnel.

Les compétences « humaines », que l’on peut aussi qualifier de compétences psychologiques et même émotionnelles, ne peuvent jamais remplacer les compétences « techniques » qui définissent la maîtrise de tout métier. L’humain dans le fonctionnement d’une entreprise, d’une équipe ou d’un collectif n’est pas la cerise « éthique » sur le gâteau, mais essentiel à sa dynamique et à sa performance. Certes, dans la plupart des entreprises, des « chartes » affirment solennellement que leur première valeur est l’homme et de nombreux rapports officiels insistent sur la nécessité de remettre l’homme au cœur de l’entreprise. Mais la réalité est souvent bien différente.

Car dès le plus jeune âge, nous n’avons jamais réellement appris ce qu’étaient ces compétences humaines. Au fil des années et de nos expériences, nous saurons bien sûr les développer empiriquement plus ou moins bien d’ailleurs et hélas tardivement. Dans les écoles québécoises, très tôt, les enfants au moyen de jeux de rôle développent leurs capacités à établir des relations satisfaisantes et efficaces avec les autres, tant au niveau comportemental qu’émotionnel. Le concept d’intelligence émotionnelle y est enseigné et surtout mis en application. Mais ce qui est vraiment utile dans la vie est rarement appris à l’école et ultérieurement très peu dans le monde du travail. Ce triste constat s’applique aussi à l’acquisition des compétences à gérer l’humain.

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