FEVRIER 2014 - N°22

Le maître et l’élève à l’heure des MOOCs et d’internet

Un entretien avec Nicolas Mottis, professeur à l’ESSEC, chercheur associé à l’Ecole Polytechnique

Jacques Barraux : A l’école, à l’Université, dans la salle de classe, sur la Toile : le monde de l’éducation semble se préparer à une conflagration générale sans trop savoir comment nos petits-enfants se prépareront à l’école de la vie. Avez-vous une idée du « monde d’après », là où depuis des siècles se transmettait le savoir ?


Nicolas Mottis : Voilà plus de quinze ans que se dessinent les contours de ce que vous appelez le « monde d’après » dans l’éducation. Un monde naturellement conditionné par l’évolution des mœurs, par la révolution numérique et par la mondialisation des services.

Restons au niveau très concret du métier d’enseignant. Le primaire et le secondaire sont face à des enjeux différents de ceux de l’enseignement supérieur. Pour le primaire et le secondaire : le lieu physique de la salle de classe, les horaires rigides jusqu’au baccalauréat, le standard de « gavage » de l’écolier, la quasi absence de projets en équipe, l’uniformité des « formats », tout cela risque d’être fortement secoué. On le devine avec nos étudiants actuels dont les pratiques d’apprentissage changent beaucoup.

JB. Dans l’enseignement supérieur, la concurrence mondiale entre les institutions n’est-elle pas attisée par des épiphénomènes, comme par exemple les MOOCs. En quoi cela change-t-il le métier de professeur ?

NM. Reprenons les fondamentaux du métier de professeur dans l’enseignement supérieur. Aujourd’hui comme hier le métier a quatre composantes. Un, la pédagogie qui est l’art d’enseigner. Deux, la production de connaissances, c’est à dire la recherche au sens large (livres, articles, etc). Trois, la participation aux tâches d’animation et d’administration de son école ou de son université. Quatre, l’activité de conseil et d’expertise. Depuis vingt ans la modulation entre les quatre composantes a beaucoup évolué selon les politiques suivies par les institutions. La recherche a été fortement mise en avant pendant de longues années mais on observe aujourd’hui un questionnement marqué sur la pédagogie (les écoles et les universités sont soumises à une pression croissante de leurs « clients », étudiants et entreprises). L’heure est à la modestie en matière de recherche. Seules les institutions les plus prestigieuses ont les moyens de financer cette activité très coûteuse, d’autant plus qu’il n’y a en fait qu’une petite minorité de « vrais » producteurs d’idées nouvelles. Accent nouveau donc - et probablement souhaitable - sur la pédagogie.

JB. Quels sont les changements les plus notables depuis les années 1990 ?

NM. J’en vois deux essentiellement. D’abord la prise de conscience des professeurs d’être pour une large part des « prestataires de services ». Tout y contribue : les attentes des nouvelles générations d’étudiants, la pratique de l’évaluation des professeurs, les difficultés du marché du travail pour les clients de la formation continue. Et aussi, la pression concurrentielle des grandes institutions étrangères, business schools et universités.

Le deuxième changement est structurel. Il concerne bien sûr la technologie. Tout a commencé il y a 15 ans avec la mode du « e-learning ». On parlait alors de révolution mondiale comme aujourd’hui avec les MOOCs. L’idée forte - plus que jamais d’actualité en 2014 - était qu’avec ses nouveaux outils, la technologie allait permettre de faire bénéficier les masses de la double vocation de l’école et de l’université : la transmission de connaissance (l’acquisition de contenus) et la relation interactive entre le professeur et l’étudiant.

JB. La technologie était là en 2 000 : le lien d’interactivité était possible, les outils du multimédia fonctionnaient. Pourquoi n’y a-t-il pas eu cette « révolution » que l’on annonce aujourd’hui avec les MOOCs ?

NM. Le e-learning pas cher c’est facile ! Mais la raison tient en partie au coût très élevé des expériences de bonne qualité. Mobilisation de lourdes équipes (professeur, assistants pédagogiques, techniciens), scénarisation des programmes, mise en scène attractive, dialogue personnalisé avec les étudiants, organisation « d’examens » avec délivrance de certificats en fin de cycle. Face à de tels enjeux économiques on a vu alors se multiplier les modules certes multimédias, avec son, image, vidéo, mais assez plats et sans réelle interaction. Quinze ans plus tard on tire la leçon du succès limité de l’e-learning : ses promoteurs avaient surestimé les attentes de « contenus » et sous-estimé les attentes des clients en matière d’interaction et d’effet réseau.

JB. Les réseaux sociaux ont changé la donne dans le monde d’internet. Les MOOCs apportent-ils les réponses aux demandes des déçus de l’e-learning ?

NM. Un ingénieur ou un cadre qui suit un programme de formation continue dans une business school a trois soucis : d’abord il veut acquérir un contenu ; ensuite il cherche à ouvrir son horizon de relations professionnelles et personnelles en s’insérant dans un réseau ; enfin il cherche à satisfaire son ego, en un mot, à être mieux reconnu.

Avec les MOOCs, il a des chances de satisfaire deux des trois attentes : la transmission d’un contenu et l’accès à un réseau infiniment plus riche qu’il y a dix ans, ouvert aux solutions collaboratives. Pour illustrer, j’ai participé à un MOOC de Philippe Silberzahn à l’EM de Lyon sur l’entrepreneuriat. Il y avait au début plusieurs milliers d’inscrits du monde entier. Pendant 5 semaines, les apprentis entrepreneurs travaillaient en réseau sur des cas d’entreprises, chacun pouvant discuter les travaux des autres. En parallèle, un forum sur la création d’entreprise entretenait une communauté de projets. Au final, plusieurs centaines d’inscrits ont obtenu un certificat. C’est peut paraître faible, mais le contenu était très intéressant, les échanges entre participants étaient très riches et il est fort probable que certains aient vraiment avancé leur projet de création. Rien à voir avec les vieux modules e-learning d’il y a quelques années.

JB. Etes-vous sensible à l’argument selon lequel les MOOCs annoncent une rupture historique : l’accès des masses à une formation totalement gratuite dans tous les pays, à commencer par les pays en développement ?

NM. Une formation gratuite ? Oui pour l’accès à des connaissances standard. Je suis plus réservé pour les programmes de haut niveau. Il n’y a guère de comparaison possible entre ce que propose un MOOC à 10.000 personnes dispersées dans le monde et un programme résidentiel de haut niveau dans une business school ou une université. Pour prendre un exemple, Harvard et le MIT ont des stratégies habiles de distinction entre deux catégories de publics. D’un côté la gratuité pour les masses sur tous les continents, de l’autre des droits d’inscription très élevés sur leurs campus pour des populations ciblées de haut revenu et de haut potentiel. Les MOOCs deviennent alors des outils marketing pour repérer et attirer les meilleurs « clients » dans toute la planète.

L’ère des professeurs stars

J’ai deux autres réserves sur les MOOCs. D’une part, ils favorisent les carrières de « show men », les « professeurs stars » qui manient l’humour et pratiquent l’art du spectacle, rejetant dans l’ombre des enseignants moins charismatiques ou investissant des sujets moins populaires mais pourtant essentiels à la progression des connaissances d’une communauté académique. Un glissement qui peut avoir des conséquences sur les politiques de recrutement d’enseignants dans les établissements (et sur leurs méthodes de marketing).

Deuxième réserve : il faut se méfier de l’illusion utilitariste parfois entretenue autour des MOOCs. Croire qu’en un temps raccourci, en une demi-heure par jour pendant quelques semaines, on puisse tout à la fois acquérir des connaissances et faire l’apprentissage d’une fonction peut être source de déception. Internet n’abolit pas les lois du temps. Des lois incontournables en matière d’assimilation de connaissances et de pratiques d’apprentissage. Dit autrement, pour apprendre il faut aussi prendre le temps de se planter et de ne pas tout comprendre immédiatement...

JB. Diriez-vous que le métier de base d’un enseignant est en train de changer ?

NM. Je répondrai pour l’enseignement supérieur. Les quatre composantes du métier - contenu, pédagogie, institution, consultation - sont toujours là. Mais en face de l’enseignant, il y a une personne exercée aux outils de l’ère numérique, qui veut avancer dans la vie, qui entend participer, dialoguer et qui se déclare souvent plus ouverte au travail collectif. Ce qui change pour moi en tant qu’enseignant, c’est que je ne suis plus « celui qui sait ». J’essaie d’être celui qui sait poser les questions, qui aide à hiérarchiser, à mettre en perspective. Celui qui met en interaction et qui maîtrise des process à la fois humains et technologiques assez instables...

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