FEVRIER 2014 - N°22

Le système éducatif, moteur - ou frein - de tout système d’innovation

par Thomas Paris, chercheur au CNRS (GREG-HEC), professeur affilié à HEC

L’éducation transmet les connaissances. L’innovation les remet en cause pour construire un futur qui n’existe pas. Les deux notions ne sont antinomiques qu’en apparence explique Thomas Paris. La « culture » de l’innovation dans un pays est le fruit des valeurs prônéespar le système éducatif.


L’affirmation de la stratégie de Lisbonne par l’Union européenne en 2000 a sans doute défini ou cristallisé, bien plus qu’un cadre d’action, un cadre cognitif pour l’ensemble des parties prenantes du monde politique et économique. Elle disait que l’Europe devait prendre acte du basculement vers l’économie de la connaissance, et que, dans cette nouvelle économie, l’éducation et l’innovation, notamment, devaient être considérées comme des priorités. Ce cadre irrigue depuis, sinon la politique, tout au moins la réflexion des pouvoirs publics dans de nombreux pays. En France, l’éducation est une priorité, l’innovation aussi, et différentes actions sont engagées depuis plusieurs années pour la traduire en actes.

Ces deux enjeux sont loin d’être indépendants. Une première approche grossière suggérerait même une forme d’antinomie entre les deux notions, l’éducation et la formation signifiant la transmission de connaissances, et l’innovation une capacité à interroger et à remettre en cause les connaissances. L’innovation exige une forme d’inconscience que l’accumulation de connaissances peut empêcher. Il s’agit là, bien entendu, d’une première approche grossière, mais elle montre tout l’intérêt à aborder ces questions de concert.

Relier ces deux questions ne se limite pas à la question de la formation à l’innovation. L’on sait aujourd’hui que l’innovation n’est pas le geste plus ou moins hasardeux d’un individu génial, image que véhicule toute une mythologie dont les figures s’appellent Newton ou Fleming, l’inventeur de la pénicilline. Il y a des méthodes plus ou moins structurées pour accompagner l’activité de création, laquelle précède l’innovation. Mais l’innovation est aussi, et sans doute avant tout, une affaire de culture, qui prend donc ses racines dans l’histoire d’un territoire ou d’un pays, mais aussi dans un système éducatif dans sa globalité. L’interrogation systématique de ce qui peut paraître comme des normes incontournables, la prise de risque sur des chemins improbables auxquels parfois personne ne croit, la curiosité qui conduit à casser les frontières des champs de spécialisation, la persévérance qui consiste à chercher à contourner l’obstacle plutôt que de s’y arrêter, et l’échec parfois répété constituent des éléments normaux d’un parcours d’innovation. Ils exigent des qualités singulières des individus qui s’y engagent, certes, mais ils exigent aussi que ces individus puissent déployer ces qualités. L’innovation est rarement l’acte d’un individu isolé, et nécessite que le cheminement dont nous venons d’esquisser brièvement les traits, constitué d’essais-erreurs, de doute, d’échecs puisse se produire. Il faut donc non pas un mais plusieurs individus qui croient à cette aventure, et un contexte qui la rende possible.

La particularité de l’innovation est qu’elle consiste en la construction d’un futur qui n’existe pas. Il ne s’agit pas de découvrir un chemin mais de le dessiner. Cela a pour conséquence que rien n’est pré-écrit et qu’il n’y a pas de "demande" préexistante : aux innovateurs de proposer un avenir parmi d’autres, que la société adoptera ou non.

Cette posture montre en quoi le système éducatif peut contribuer à une culture de l’innovation. Un système qui favorise l’expérimentation et les projets collectifs est sans doute plus propice à cette culture. De même que l’est un système qui ne stigmatise pas l’échec, ou qu’un système qui n’est pas fondé sur une hiérarchisation et une échelle des valeurs unique. Un système qui favorise la discussion l’est sans doute aussi plus qu’un qui consisterait en la transmission de connaissances présentées comme incontestables. Enfin, un système qui met l’accent sur l’ouverture d’esprit l’est sans doute plus que celui qui chercherait à spécialiser très vite.

La France a construit un système éducatif basé sur le mérite individuel et la maîtrise de connaissances fondamentales en accordant le primat au cartésianisme, incarné par les mathématiques. D’autres pays ont développé ou expérimentent des approches radicalement différentes, avec parfois des effets considérés comme intéressants au regard de comparaisons internationales portant sur les résultats scolaires ou la capacité d’innovation nationale. Il serait néanmoins dommageable de faire des raccourcis rapides en définissant le système éducatif en fonction de l’innovation. D’une part - c’est une évidence - parce que le système éducatif n’a pas comme visée unique de promouvoir l’innovation. Il est l’un des outils d’un projet de société. Et quand bien même cela serait le cas, promouvoir l’innovation ne saurait se ramener à ne fabriquer que des profils d’innovateurs. D’autre part parce que les systèmes d’innovation qui fonctionnent montrent bien que l’éducation n’est pas le facteur unique. La Silicon Valley, parangon incontesté en la matière, se nourrit principalement de talents étrangers, pour beaucoup formés en partie loin des Etats-Unis. La culture d’innovation repose sur d’autres facteurs plus prosaïques, comme l’accès à des ressources financières.

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