FÉVRIER et MARS 2015 - N°25

Le numérique : de la révolution technique à la révolution mentale ?

par Gérard Berry, chaire « Algorithmes, machines et langages » au Collège de France
Synthèse de Michel Léné, membre du « Demi-Siècle »

Sans cesse revenir aux fondamentaux et ne pas hésiter à reprendre en boucle les approches didactiques. La révolution numérique renverse les colonnes du temple. Pres@je.Com a souhaité profiter d’une conférence de Gérard Berry au « Demi-Siècle » pour revenir sur les prolongements en cascade de la science informatique et ses effets sur les comportements humains.


Pour les enfants, l’informatique n’est pas une « nouvelle » technologie

Notre société a connu par le passé d’autres révolutions : le télégraphe, inventé par un Français Claude Chappe, développé par la France avant que notre pays ne s’oppose à une version plus aboutie - le télégraphe électrique - mise au point par les Britanniques. Ce syndrome s’est reproduit dans les années 80 lorsque la France a tenté de freiner la mise en place du réseau internet dans l’Hexagone afin de sauvegarder le Minitel, source de revenus fiables.

Qu’en est-il des nouvelles technologies ? Gérard Berry s’empresse de condamner cette formule porteuse de contresens. Le terme de nouvelles technologies ne saurait s’appliquer aux enfants du XXIème siècle. Pour eux, l’informatique est tout sauf une nouvelle technologie puisqu’ils n’ont jamais connu le monde sans elle. Un ordinateur ou une tablette n’est pas plus étrange que la mer, la montagne, le vélo ou un chat. L’informatique fait partie de leur quotidien. Cette affirmation prend toute sa dimension à travers la question d’une jeune enfant : « Maman, je ne comprends pas. Quand tu étais petite, tu n’avais pas d’ordinateur, alors comment tu faisais pour aller sur internet ? ».

Oui, nous sommes face à une révolution technique et une révolution mentale. Le mental des enfants est différent du mental des grands-parents. Le monde de demain est celui des enfants.

La raison de cette double révolution nait de la rupture entre l’information et son support.

Autrefois, c’est à dire au XXème siècle, il y avait une association stricte entre une information et un support. Textes et équations scientifiques se trouvaient dans un livre ou tout autre forme de papier, un morceau de musique était enregistré sur un disque vinyle ou sur une bande magnétique, une photo était conservée sur des bandes celluloïd ou sur du papier argentique, les forces étaient traitées par des engrenages et des ressorts.
La première caractéristique du numérique est de créer un lien entre ces éléments, en transformant textes, musiques, photos et forces en nombres, en suites de zéro ou de un, et de les stocker sur des supports totalement indifférenciés. Un disque peut indistinctement contenir des photos, des représentations de forces, des textes ou de la musique.

Le monde change, les techniques changent mais les objets demeurent. Aujourd’hui, il est possible de fabriquer les mêmes objets, mais en mieux ! Des photos et des vidéos de meilleure qualité, des avions plus performants grâce à des servomoteurs bien plus efficaces, des enregistrements de musique privés du moindre défaut.

Pour comprendre cela, il convient de s’attarder sur les quatre piliers de l’informatique :

1. L’information à ne pas confondre avec la connaissance.
2. Les algorithmes : suite finie d’opérations ou d’instructions permettant de résoudre un problème. Les algorithmes permettent de travailler sur les informations.
3. Les langages : les vecteurs de la pensée informatique.
4. Les machines : il n’y a pas plus stupide qu’un ordinateur ; de 4.000 transistors en 1970, les ordinateurs en comptent aujourd’hui des milliards à des coûts unitaires extrêmement faibles.

Voici quelques exemples d’une révolution informatique qui a le don de tout mettre à l’envers.

Premier exemple : la téléphonie

Le téléphone classique, analogique, exige une liaison physique entre deux interlocuteurs. La transmission de la voix se fait de point à point à l’aide de fils de cuivre et de contacts. La téléphonie numérique assure, elle, la transmission des éléments de conversation par paquets de données ainsi que leur compression. Cette technologie offre l’avantage de satisfaire les besoins de tous à travers l’usage d’un seul fil.

La révolution naît de la suppression du fil. Le lien entre l’espace (le lieu) et la communication est rompu. Dans les années 80, le téléphone fixe exigeait la présence de son interlocuteur sur le lieu d’appel. Aujourd’hui, la première question posée ressemble souvent à « où es-tu ? », question promise à une disparition prochaine. Dans peu de temps, il sera possible de connaitre en temps réel la localisation exacte de la personne appelée, ses déplacements récents, et bien d’autres détails relatifs à ses activités personnelles.

Deuxième exemple : la photographie

A l’ère de la photo argentique, un clic et c’était fini. Aujourd’hui, à l’heure du numérique, un clic et tout commence !

La photo est d’abord convertie en nombres (10 millions pour du noir et blanc, 30 millions pour une photo couleur), les données sont ensuite traitées par des algorithmes permettant de travailler, de corriger, de modifier, de transformer ou de défaire l’image. La rectification des perspectives est devenue une tâche aisée. Un algorithme, c’est une méthode de calcul. Grâce à la numérisation des données, il est désormais possible de tout défaire, ou presque, lorsque l’on sait prévoir quelque chose et développer l’algorithme afférent.

Troisième exemple : la musique

Un son, c’est une suite de nombres : 44.000 par seconde. Il est amusant de constater que le niveau d’enregistrement de certains morceaux est parfois jugé trop parfait, au point de voir quelques passionnés introduire intentionnellement des distorsions sur leurs disques numériques, façon 33 tours !

Quatrième exemple : la cartographie numérique

La fabrication de cartes géographiques 3D, sans faire appel à un avion, est devenue aisée grâce à l’exploitation judicieuse de données topographiques et l’utilisation d’algorithmes. La superposition d’images satellitaires et de cartes de l’IGN concourent à la création de cartes virtuelles.

L’informatique transforme en profondeur la géographie. S’orienter sur une carte appartient à l’histoire. En 1999, il fallait déplier la carte, se repérer, s’orienter, rechercher sa position. Aujourd’hui, la connaissance exacte de notre position est notre seule certitude... après avoir « fait apparaitre » la carte sur notre portable. Bel exemple d’inversion mentale. Inversion mentale que l’on retrouve pour l’organisation d’une soirée : un message sur Facebook suffit alors qu’en 1999, cet exercice complexe prenait des heures voire des jours.

Big Data ou le pouvoir de détenir l’information

Gérard Berry énonce quelques principes :

- l’Homme : c’est l’intuition, la rigueur, la lenteur
- le Pentium : c’est la rapidité, l’exactitude, la stupidité ;
- d’un ordinateur, on ne sort jamais que ce qu’on y a mis : je suis l’homo bureaucratus ;
- d’internet, je ne sors que ce que le reste du monde y a mis : c’est l’homo internetus.

Il illustre la puissance de Google à travers un exemple simple : le suivi d’une épidémie de grippe en France. L’élaboration de la carte recensant les cas de grippe par département demande 10 à 15 jours aux instituts spécialisés. Google obtient une carte équivalente en temps réel en comptabilisant les demandes associées au mot « Grippe » sur son moteur de recherche.

Les années à venir vont reléguer au second plan les ordinateurs au profit des milliards d’objets connectés. Une voiture livrera un mélange d’informations techniques, physiques et de multiples données issues d’échanges avec la route, la ville et bien sûr les autres véhicules. Les organismes qui disposeront des informations et sauront les faire parler disposeront d’un réel pouvoir.

Des milliards d’objets connectés, certes mais entourés de pucerons : des Bugs. Les bugs apparaissent sur les quatre piliers. Ils sont souvent le fruit d’un mauvais design d’interface. La destruction de la fusée Ariane 501, suite à un test d’incohérence alors que tout fonctionnait nominalement, est en ce sens emblématique. Le récent rappel de 6,9 millions de véhicules Toyota fait prendre la mesure des risques et des enjeux. Logiciel et matériel s’appréhendent de manière différente. Au matériel est associée une probabilité de panne. Point de probabilité de bug en revanche pour les logiciels.

La sécurité informatique

Les attaques informatiques ont plusieurs caractéristiques : elles se produisent à distance, elles sont massives, elles ne coûtent rien, elles sont anonymes. Un système non conçu nativement pour la sécurité est une « passoire ». Aujourd’hui, la sécurité informatique commence à être prise en compte par l’Etat et par les entreprises. Mais le risque demeure élevé. Voici quelques exemples : la prise de contrôle de systèmes branchés sur internet à l’intérieur d’une usine, la prise de contrôle de pacemakers, le désarmement de freins automobiles à l’aide d’une télécommande...
Il existe assurément une chose non numérisable pour longtemps encore : la créativité !

Conclusion

Un rapport en faveur de l’enseignement de l’informatique à l’école vient d’être publié. Il part du constat que l’informatique est le nerf du monde de demain. Les recommandations seront-elles suivies d’effet dans un pays où les sciences sont sorties du paysage, où manquent les financements et où les professeurs sont exclusivement dédiés à une matière ? Affaire à suivre.

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