FÉVRIER et MARS 2015 - N°25

Les clés du nouvel éco-système des entreprises d’information

Un entretien avec David Guiraud, président du conseil de surveillance de « Ouest France », associé du cabinet de conseil Media Consulting Group, ancien vice-président directeur général du groupe « Le Monde » et directeur général du Groupe « Les Echos »

Pas d’information libre et indépendante sans un modèle économique rentable des entreprises d’information. Celui de l’ère des mass médias est révolu. Un autre modèle a d’ores et déjà pris la relève, explique David Guiraud. Ses pionniers en récoltent les premiers bénéfices. Les journalistes réinventent leur métier. Les patrons de presse reconstruisent leurs bilans. Après le temps des jérémiades, le temps de l’innovation.


Pres@je.Com. Les bulletins de santé des entreprises de presse sont toujours aussi déprimants mais on voit surgir de nouveaux acteurs, optimistes et sans complexes. Où en est-on dans le grand basculement des métiers de l’information ?

David Guiraud La rupture du modèle traditionnel est consommée. Les métiers de l’information se reconstruisent sur des bases radicalement nouvelles. L’ère des mass médias est terminée et avec elle, l’ère des grands paquebots de l’information. Les géants de la presse écrite et de l’audiovisuel qui tenaient l’opinion publique au siècle dernier sont cernés de toutes parts par des vedettes rapides et des flottilles de petites embarcations. Leur recette ? Exploiter le « sur-mesure de masse » que permet l’immersion totale de la population dans le monde d’internet et des réseaux sociaux. Dès lors que vous pouvez entrer en contact à un coût très faible avec la quasi-totalité d’une cible - les amateurs de jazz, les militants écolos, les entrepreneurs de 3D ou les praticiens d’une discipline médicale - rien ne s’oppose à l’idée de monter un projet de presse numérique et de le transformer en entreprise rentable, à condition de respecter l’exigence de qualité de cette communauté. Les avalanches de ratages de start-up montées par des amateurs ne doivent pas faire oublier l’essentiel : les marchés de l’information peuvent désormais se segmenter à l’infini et un nouveau modèle économique émerge face à celui de l’entreprise de presse traditionnelle.

Q. Pourquoi dites-vous que l’ère des mass médias est terminée ?

R. Elle couvre une période de l’histoire multi-millénaire du rapport entre information et société. Une bien courte période, à peine 160 ans. Trois grandes étapes dans cette longue histoire. D’abord le passage de l’oral à l’écrit sous l’Antiquité. Ensuite le passage de l’écrit à l’imprimé au moment de la Renaissance. Et aujourd’hui, le passage de l’imprimé au numérique. Pendant des dizaines de siècles, les hommes ont vécu sous le régime du « no media », pas de média et peu de lecteurs. Puis est arrivée la courte période du « mass média ». Aujourd’hui nous sommes rentrés dans la période du « max média ». Explosions du nombre d’acteurs médias et du nombre de lecteurs.

La « parenthèse mass médias » présentait trois caractéristiques :

- sur le plan économique, une forte tendance aux pratiques monopolistiques des entreprises de presse, élargies en cours de route aux médias de radio-télévision ; l’amortissement des imprimeries, la maîtrise des circuits de distribution, la captation des ressources publicitaires, le coût des antennes de télévision et de radio analogiques, tout plaidait pour la concentration des forces entre une poignée de grands acteurs ; le système était confortable pour les investisseurs et rassurant pour les journalistes ;
- le client achetait tout à la fois de l’information et une organisation industrielle ;
- les journalistes détenaient le monopole de l’information : la détection des « nouvelles » et la décision de les rendre ou non publiques leur appartenait ; l’information descendait en ligne verticale en direction du citoyen ; le débat public était initié par les journalistes.

Q. A quel moment s’est produite la rupture du système ?

R. Le signal d’alarme aurait dû se déclencher dès que la courbe de vente des journaux a atteint un plateau et que la publicité s’est mise à décrocher de manière durable. La presse française a pris conscience de la menace plus tardivement qu’à l’étranger, compte tenu de l’effet amortisseur des aides publiques à la presse. Mais avec Google, avant même l’avènement de Facebook ou de Twitter, les annonceurs et les publicitaires avaient deviné qu’internet allait pulvériser les vieilles règles de la conquête d’audience. Qu’un blogger puisse capter depuis son salon une audience supérieure à celle d’un grand journal annonçait la remise en cause d’un siècle d’écosystème stable et vertueux. Schumpeter et sa destruction créatrice sont rentrés dans le jeu, créant un nouvel espace de développement extrêmement rapide à moindre coût. Plus personne ne s’étonne aujourd’hui de voir un journal comme « Le Monde » rassembler moins de 300.000 lecteurs « papier » pour 10 millions de visiteurs uniques sur internet. C’est une formidable opportunité pour les marques historiques tout autant qu’une menace et un défi pour les dirigeants et leurs équipes car tous les fondamentaux sont balayés dans un mouvement d’une grande violence. Il oblige à une transformation rapide et profonde des organisations, des savoir-faire et des structures de coûts au service d’une nouvelle vision. Ce basculement du confort de la vieille culture à l’hyper concurrence de la nouvelle est décisif. Comme le dit Michel Serres, « aujourd’hui il ne s’agit pas de s’adapter mais d’inventer ». Tout le monde ne l’a pas compris, ou tout du moins ne sait comment mener cette mutation sans concession tant la vitesse d’exécution est devenue essentielle. C’est un mode de management radicalement nouveau qui suppose une réelle prise de risque, une culture de l’expérimentation permanente impulsée par la tête mais qui ne peut se réaliser sans la mise en mouvement de tous. Les Américains sont à l’aise avec cette culture y compris dans les grandes entreprises comme Google ou Apple. Chaque salarié y est considéré comme un vecteur potentiel d’innovation et d’invention du monde de demain.

Q. Comment s’est développé le nouvel éco-système de l’information ?

R. Tout a commencé par une erreur d’analyse autour du concept de gratuité de l’information oubliant sans doute, comme aimait à le rappeler Milton Friedman, que « there is no free lunch » ! A partir de calculs naïfs, ou de paris oiseux, beaucoup de dirigeants de journaux ont tenu le raisonnement suivant : en passant du papier au numérique, les coûts - pas d’imprimerie, pas de rouleaux de papier, pas de camions - sont divisés par 10 ; à l’inverse, l’efficacité des outils de conquête d’audience est multipliée par 100. Faisant confiance à la notoriété de leurs marques, ils ont cru qu’une audience démultipliée sur des sites gratuits allait convaincre les annonceurs de maintenir des tarifs de publicité élevés. Mais l’explosion de l’offre d’audience à l’ère du « max média » et l’informatisation de la vente d’espace au travers de mécanismes d’enchères automatiques ont conduit à un effondrement des prix, doublé d’une réaction croissante des internautes poussés à contourner cette forme de publicité intrusive par l’utilisation de bloqueurs automatiques. La conséquence est une course effrénée à la taille d’audience avec un impact direct sur la qualité éditoriale bien supérieur à ce qu’il pouvait être à l’ère du « print ».

On sait aujourd’hui que seuls des colosses de langue anglaise ont les moyens de fonder une stratégie sur la gratuité totale, leur taille et leur notoriété mondiale leur donnant des arguments pour atteindre une taille suffisante en terme d’audience et de revenus qui permette de continuer à financer une rédaction de taille significative. En fait, si l’on veut produire de la qualité, on doit s’orienter vers un modèle « freemium », un système hybride qui utilise la gratuité pour faire croître la notoriété de la marque et sa présence tout en réservant son fonds éditorial à ceux qui acceptent d’en payer le prix. Celui-ci doit être accessible, presque indolore, servi par une interface marketing et éditoriale radicalement différente du passé. C’est le choix du « New York Times », du « Financial Times », du « Monde » ou des « Echos » en France. Ces titres rassemblent une véritable communauté de lecteurs « engagés » autour d’une valeur ajoutée éditoriale que ceux-ci plébiscitent et autour de laquelle ils se retrouvent.

L’éco-système numérique est d’une toute autre nature que celui des médias non interactifs ou non communautaires d’autrefois. L’audience se conquiert, se garde et se monétise correctement à une seule condition : que se crée un engagement, cette relation de proximité avec le lecteur internaute qui dépasse le quasi-rapport d’autorité d’autrefois. Cette approche vaut aussi bien sûr pour les « pure-players » qui ont par ailleurs l’immense avantage de pouvoir adopter dès le début une organisation, une culture, un marketing et surtout une structure de coûts beaucoup plus légère et adaptée au nouvel écosystème. En France, un site comme Mediapart répond à cette définition. Il est jugé crédible car il a une rédaction à la dimension de son projet rédactionnel et de sa communauté de lecteurs engagés. Entièrement payant, à un prix attractif, il compte déjà un peu plus de 100.000 abonnés. L’entreprise est rentable avec environ 50 salariés (1,5 million d’euros de profit pour quelque 8 millions de chiffre d’affaires). Il n’est plus très loin du nombre d’abonnés d’un grand quotidien du soir avec à peine 10% de ses effectifs et une rentabilité positive de plus de 15%.

Q. La tentation n’est-elle pas de privilégier un marketing de la demande - partir de ce que le lecteur a envie de lire - alors que la liberté de la presse s’incarne traditionnellement dans un marketing de l’offre - la libre proposition d’un contenu en fonction d’un projet ouvertement subjectif - (conviction politique ou culturelle, libre regard sur le monde, choix d’un style et d’un ton) ?

R. L’un ne va pas sans l’autre et le numérique est un formidable outil de « serendipité ». Rien de mieux aujourd’hui que les réseaux sociaux comme Twitter, Linkedin ou Facebook pour découvrir des choses que l’on n’a pas cherché, être mis en contact avec des pensées, des univers, des points de vue différents. Cela suppose néanmoins que cette démarche ouverte ne soit pas progressivement biaisée par le jeu caché des algorithmes, vrai sujet de préoccupation et de vigilance à l’heure actuelle.

Le point de départ d’une aventure éditoriale, c’est nécessairement l’envie de proposer quelque chose de nouveau, de construit avec des mots, des images et des sons. Mais à l’autre bout de la chaîne, le journaliste, aujourd’hui, doit impérativement convaincre un « client » beaucoup plus informé et beaucoup plus exigeant que par le passé. La presse d’influence a perdu de son influence. Le lecteur-internaute pianote sur son smartphone à longueur de journée et il a le choix entre une multitude de sources. Les métiers de l’information sont engagés dans une guerre de l’attention. Passer du « Web du clic » au « Web de l’attention » implique une réelle empathie avec le lecteur. Comprendre son mode de fonctionnement, c’est à dire son mode de vie, chercher à l’aider à s’enrichir en gagnant du temps. L’écouter et le mettre dans la conversation, ne pas l’envahir mais le servir sont de nouvelles exigences auxquelles les médias traditionnels de l’époque du mass média ne sont pas habitués. C’est un véritable retournement pour passer d’une culture « top-down » à une culture « bottom-up » comme disent les anglo-saxons. Aujourd’hui le patron, c’est le lecteur ! Et ce lecteur, ou ce non lecteur, est de plus en plus jeune avec un référentiel et des modes de consommation qui n’ont plus rien à voir avec celui de ses parents, la génération de ceux qui sont nés avec le papier et dirigent encore les entreprises de presse traditionnelles.

Q. A partir des exemples récents de créations pures ou de reconversions de médias traditionnels, quelles sont selon vous les constantes de stratégie qui ont assuré leur succès ?

R. Il y en a un certain nombre mais j’en retiendrai surtout quatre qui me paraissent essentielles :

- La vision. Que vous preniez Politico, Atlantic Media avec Quartz, Vox Media, Vice Media, Buzzfeed, ou Mediapart en France, tous ont en commun d’avoir été lancés par des équipes ayant une vraie compréhension du nouvel écosystème numérique, un projet en phase avec les comportements du citoyen ou du consommateur de l’ère de la mobilité. Tous ont cherché à inventer des concepts éditoriaux originaux et à répondre aux deux grandes attentes du marché : fournir de la pertinence et de la recommandation éditoriales au travers d’une interface technologique en phase avec les nouveaux usages.

- Le courage de la rupture et de la prise de risque. Quand le magazine américain The Atlantic, créé en 1857, a décidé de se lancer dans l’aventure internet, il a accepté d’oublier sa culture « print » pour basculer dans le « digital first » et a choisi notamment d’inventer de toutes pièces une nouvelle marque média, sans le moindre lien avec la publication papier. Nouvelle marque, nouvelle organisation, nouvelle équipe de journalistes. Ainsi est né en 2012 le site Quartz, totalement autonome, aujourd’hui l’un des plus prestigieux des Etats-Unis, en concurrence directe avec les sites du Wall Street Journal et de Financial Times. En deux ans, et avec une équipe d’une cinquantaine de personnes, il a réussi à dépasser l’audience du Financial Times sur le territoire des Etats-Unis, vient de lancer une version indienne et projette de s’attaquer à de nouveaux territoires. Cela avec une économie légère, un marketing résolument numérique maîtrisant parfaitement la gestion des « datas », et un résultat déjà proche de l’équilibre. C’est vraiment la fin des paquebots, bienvenue dans l’univers de vedettes rapides ! Le groupe Atlantic Media, maison mère de Quartz, continue d’accroître sa flottille en lançant d’autres marques médias purement numériques, et en embauchant des journalistes. On ne voit guère çà en France !

- La volonté du top management et l’argent pour investir dans une stratégie offensive. Pas d’audience fidèle sans réelle valeur ajoutée rédactionnelle et commerciale. Les investisseurs les plus en pointe l’ont compris, aujourd’hui à l’affût de projets éditoriaux ambitieux et de modèles commerciaux rénovés. La réussite éclatante du groupe Axel Springer dans le numérique est sans aucun doute le meilleur exemple européen de cette double conjonction. Elle est le fruit d’une réelle vision stratégique de son actionnaire et de son CEO, Mathias Döpfner, doublée d’une importante politique d’investissement et d’une large mobilisation de l’encadrement du groupe. Il y a quelques années, trois de ses principaux dirigeants ont été envoyés en « immersion » de six mois dans la Silicon Valley pour s’imprégner de cette nouvelle culture et des innovations qu’elle produit. C’est à ce prix que le changement de culture interne s’est engagé avec le succès que l’on sait. Aujourd’hui Springer réalise plus de 50% de ses revenus et les deux tiers de ses confortables profits dans le numérique. Ses dirigeants n’ont pas copié un modèle, ils ont inventé un chemin et continuent aujourd’hui d’investir dans de nombreuses start-ups média notamment aux Etats-Unis pour rester au contact des innovations éditoriales et marketing les plus en pointe. Celle qui vont, ou pas, dessiner le paysage médiatique de demain.

- La vitesse. Qui parlera aux Français dans dix ans ? Politico, Quartz, Vox... ou Vice News sont américains, la technologie des GAFA - Google, Apple, Facebook, Amazon - est américaine, les écoutes sont américaines et chinoises. Chaque jour de nouveaux concepts éditoriaux apparaissent sur la Toile. La France reste largement à l’écart de la course de vitesse engagée partout dans le monde, malgré l’offensive de quelques grands acteurs comme le groupe Figaro qui a réellement investi. Abandonner l’essentiel du terrain à des sites d’origine extra-européenne risquerait à terme de menacer notre démocratie. La contre-attaque, c’est aujourd’hui ou jamais.

Propos recueillis par Jacques Barraux

<< Retour au sommaire Télécharger le PDF de l’article

PRES@JE.COM

Une publication de l’Institut PRESAJE
(Prospective, Recherche et Etudes Sociétales Appliquées à la Justice et à l’Economie)
30 rue Claude Lorrain 75016 Paris
Tél. 01 46 51 12 21 - E-mail : contact@presaje.com - www.presaje.com
Directeur de la publication : Michel Rouger

Pour ne plus recevoir d’e-mails de la part de Presaje, cliquez ici

>> CONSULTER LES PRECEDENTS NUMEROS