FÉVRIER et MARS 2015 - N°25

De la recommandation verticale à l’information horizontale

par Bernard Lecherbonnier, éditeur, directeur de recherche à l’Université de Paris

Il y a quinze ans, pour convaincre le public d’acheter un livre, il suffisait de passer chez Bernard Pivot, lequel prenait le temps de le lire. Aujourd’hui, la presse privilégie les livres qui viennent en écho d’une actualité forte ou qui mettent du piment dans le débat public. Le « buzz » qui naîtra par chance sur les réseaux sociaux décidera ensuite du destin de l’ouvrage, explique Bernard Lecherbonnier. L’information à la Pivot était verticale. Elle est devenue horizontale.


L’introduction du numérique dans l’information a-t-elle fait évoluer l’information elle-même ? Les candidats au bac et les élèves de l’ENA n’ont pas fini de disserter sur le sujet. Au Moyen Age on appelait « quolibets » ces palabres qui faisaient la joie des théologiens et de leurs étudiants à la Sorbonne.

Le bac se meurt, l’ENA aussi et la théologie ne se porte guère mieux. Alors essayons d’apporter une modeste pierre à ce vaste débat.

Je partirai de mon expérience d’auteur.

Il y a quinze ans, lorsque je publiais un essai ou un roman, mon objectif était de passer chez Pivot. Une prestation réussie garantissait grosso modo 10.000 ventes et une mise en avant dans les librairies. L’autorité de Bernard Pivot reposait essentiellement sur le fait qu’il avait effectivement lu votre livre et que ses questions étaient avisées et pertinentes. Que quelques critiques compétents joignissent leurs voix au concert et le succès était assuré. Bien entendu, des livres pouvaient également faire carrière sans Pivot s’ils étaient soutenus par un grand quotidien et, surtout, par un hebdomadaire de référence qui ouvrirait la voie à d’autres publications de presse et à des émissions radio ou télé.

La fin de Bouillon de Culture en 2001 a profondément modifié le paysage puisqu’aucun des émules de Pivot n’a égalé sa performance. Etaient-ils moins talentueux ? On ne saurait généraliser : il reste encore aujourd’hui de très intéressantes émissions littéraires, telles la Bibliothèque Médicis de Jean-Pierre Elkabbach sur LCP, La Grande librairie de François Busnel et les Grandes Questions de FOG sur la 5.

Au fond c’est cette forme d’autorité intellectuelle incarnée par un sachant qui ne semble plus recevable par un public, d’une part moins littéraire, d’autre part plus diversifié dans ses goûts.

En un mot, l’information à la Pivot était verticale. Elle est devenue horizontale. Qu’est-ce à dire ?

Information verticale et horizontale

Revenons au propos de base : comment faire connaître un livre aujourd’hui ? La première question, peut-être la seule question qui vaille aux yeux de la presse : quel excitant particulier recèle le livre ? Quel est son rapport à l’actualité ? Le livre est devenu un média « chaud » dont les quotidiens et les journaux d’information continue feront ou non un événement, condition indispensable pour être bien exposé dans les points de vente. La lecture de l’ouvrage devient alors assez secondaire. La quatrième de couverture et le communiqué de presse - finalisés l’un et l’autre avec soin - seront d’autant plus déterminants que les journalistes lanceurs d’information ne liront jamais rien d’autre.

La presse écrite et audiovisuelle garde une place centrale dans la stratégie médiatique. Toutefois la presse en ligne est désormais plus fréquentée que la presse imprimée. C’est pourquoi chaque support de presse, y compris les hebdomadaires, publie sur son site et en continu des informations sur la Toile. L’auteur d’un livre a donc intérêt à être largement cité ou interviewé par les journaux en ligne dont la durabilité des informations est incomparablement plus longue que celle du support papier.

Focalisation sur le livre-événement

A l’aval, les réseaux sociaux reprennent, diffusent et commentent abondamment les contenus de la presse en ligne. D’où l’intérêt pour l’auteur que le « buzz » se généralise autour de son nom. A ce niveau, toutefois, tous les débordements sont possibles car en fait l’objet initial, le texte de l’ouvrage, a à peu près disparu des prolongements médiatiques qui ne s’intéressent qu’à son écho. S’ajoutent en boucle des commentaires à des commentaires : ils sont susceptibles de déformer complètement le propos du livre, et l’auteur n’y peut strictement rien même s’il se fait étriller à tort par des gens qui répandent une compréhension erronée de ce qu’il a écrit... En réalité, si nombreux que soient les commentaires, à peu près personne n’a encore lu le livre à ce stade...

Il est clair que les ventes actuelles de livres, en dépit de l’explosion médiatique sur internet, sont fort inférieures à ce qu’elles étaient du temps de Pivot. Elles se focalisent sur des livres-événements : le Trierweiler, le Zemmour, le Houellebecq qui ne seront de fait pas plus lus par leurs acheteurs que le Goncourt. D’ailleurs on entend souvent dire : « J’ai acheté le Zemmour », rarement « J’ai lu le Zemmour ».

Le rôle du libraire pour les livres de qualité

Parallèlement à ce système vit, et vit assez bien, un circuit qui permet à des ouvrages de qualité d’atteindre de remarquables résultats commerciaux à l’écart de tout l’appareil médiatique, y compris numérique, ci-dessus évoqué. La belle littérature se survit en grande partie grâce aux libraires qui continuent de jouer un précieux rôle de conseil et de prescription auprès de leur clientèle. Par conséquent, on peut affirmer que la principale menace dont est porteur le numérique pèse sur la survie de la librairie qui sera de plus en plus concurrencée par la commercialisation du livre en ligne.

Une nouvelle question de fond s’est ajoutée depuis peu : rompant avec les règles de l’économie actuelle où le lecteur paie l’auteur, notre impayable ministre de la Culture, coiffée de numérique, ne propose-t-elle pas qu’à son exemple les lecteurs doivent être payés pour lire ?

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