FÉVRIER et MARS 2015 - N°25

Journalisme et « big data » : le rôle indispensable du passeur

par Pierre-Antoine Merlin, journaliste économique

Y a-t-il encore de la place pour la recherche d’informations, leur vérification, leur classement, leur décryptage et leur mise en perspective ? Oui, explique Pierre-Antoine Merlin, qui voit dans l’exploitation rationnelle du « big data » par les journalistes professionnels le moyen de dissiper les illusions d’une démocratie numérique participative faite de tout... donc de rien.


Plus les médias sont envahissants, plus les journalistes sont malheureux. Plus les propriétaires de journaux sont à droite, plus les journalistes sont à gauche. Plus la quantité d’informations rythme la vie quotidienne des gens, moins les professionnels de l’information en profitent. Ces paradoxes affligent, avec une brutalité inouïe, le beau métier de l’information. Oui, c’est un beau métier. Une façon de sentir, de vivre, d’être au monde, pour reprendre le vocabulaire infatué des structuralistes. Mais en quelques années, les tsunamis successifs des gratuits d’abord, d’internet ensuite, ont submergé sans retour ce qui restait de la presse. Nous voici tous immergés dans la grande mélasse de la blogosphère et de la vidéo ! La fameuse « agora informationnelle », ce pilier du rapport Nora-Minc publié il y a bientôt 40 ans, est enfin là. Pour le meilleur et pour le pire.

La question se pose donc avec acuité. Y a-t-il encore de la place pour la recherche d’informations, leur recoupement, leur vérification, leur mise en forme, leur décryptage, le tout avec un minimum de fautes d’orthographe, une petite mise en perspective des faits, si possible un peu de recul, et pourquoi pas un brin d’humour ? Normalement oui, mille fois oui, grâce aux effets bénéfiques du « big data ». Celui-ci a en effet pour vocation de recueillir, de raffiner et d’exploiter avec un maximum de finesse et de pertinence tout le savoir du monde. C’est une situation exaltante, vertigineuse, inédite dans l’histoire sociale et économique, et même, sans doute, dans l’histoire humaine.

Décomposition et recomposition permanentes

Dans l’immédiat, ces débouchés presque infinis supposent d’unifier cet énorme corpus. Une tâche d’autant moins facile que cette masse d’informations est en décomposition et recomposition permanentes. Patrick Bensabat, président fondateur de Business & Décision, s’y attèle. Son intervention au colloque « big data », qui s’est tenu en décembre à la Maison de la Chimie, restera dans les annales. « L’un des gros problèmes, c’est de bâtir un référentiel hybride. Et pour réunir éléments certains et éléments incertains, il faut renforcer la norme. » C’est particulièrement vrai dans les domaines de la santé et du transport, où chaque bout d’information est crucial. « Tout cela nous ramène aux trois V », reprend avec un air d’évidence Stéphan Clemençon, professeur à Telecom Paris Tech, Institut Mines Telecom. « L’exploitation optimale du « big data » suppose de maîtriser la volumétrie, la vélocité et la variété des données ». Fait notable, dans cette course inédite, la France entend tenir son rang. Le « big data » constitue en effet l’une des sept priorités stratégiques énoncées au niveau européen par la « Commission Innovation 2030 ».

Le monde mis en données

Qu’espérer des rapports entre « big data » et information ? D’un côté, « le monde est mis en données », selon l’heureuse expression de Nathalie Boulanger, directrice du programme Start Up Ecosystème chez Orange. De l’autre, l’être humain ne change pas, en tout cas pas au même rythme. Les citoyens sont des consommateurs passifs qui ne tirent pas parti des nouveaux usages. Ils s’accommodent très bien de l’existant, généralement regroupé sous le terme pratique de « réseaux sociaux », sorte de fabrication pseudo-intellectuelle, largement artificielle, utilisée le plus souvent dans la langue de Shakespeare - si l’on peut dire.

Ces « passeurs » que devraient être, plus que jamais, les professionnels de l’information, sont malheureusement inaudibles : leur marché a disparu au profit d’une démocratie numérique participative faite de tout, donc de rien. Au fond, pour espérer faire du journalisme à l’heure du « big data », il faut avoir une fortune personnelle, ou mener une vie d’ascète.

Reste une ardente obligation, celle de l’optimisme. Saint-Augustin l’avait prévu : c’est parce qu’il est difficile de réussir qu’il est nécessaire d’entreprendre.

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