FÉVRIER et MARS 2015 - N°25

Resserrer le lien distendu entre l’information et la démocratie

par Gérard Moatti, journaliste, ancien rédacteur en chef de « L’Expansion » et de « Societal »

Le lien consubstantiel entre l’information et la démocratie a changé de forme avec internet. Hier, il était menacé par les pratiques de censure et d’auto-censure. Aujourd’hui, constate Gérard Moatti, il est affecté par la mêlée indissociable des nouvelles, des rumeurs et des messages orientés. La fragmentation des sources se double d’une fragmentation en « communautés » selon l’âge, les valeurs et les pôles d’intérêt. Mais la tendance reste à la demande croissante d’information fiable et objective.


Pas de démocratie sans information : le constat n’est pas nouveau, et Tocqueville le formulait ainsi : « Lorsqu’on accorde à chacun un droit à gouverner la société, il faut bien lui reconnaître la capacité de choisir entre les différentes opinions qui agitent ses contemporains, et d’apprécier les différents faits dont la connaissance peut le guider. » (De la démocratie en Amérique, 1835).

Pourquoi la question ressurgit-elle aujourd’hui ? Pourquoi le lien entre information et démocratie n’est-il plus aussi évident ? Pour beaucoup de raisons, dont celle-ci : c’est que la notion même d’information se brouille, avec l’irruption d’internet et des réseaux sociaux. Hier, la « fonction d’informer » était dévolue à la presse, un secteur certes sujet à transformations et élargissements (journaux, radio, télévision), mais dont on percevait clairement les contours. Aujourd’hui, la circulation des nouvelles, des rumeurs, des opinions, des images sur internet (illustrée par le slogan « tous journalistes ») concurrence les canaux classiques. Hier, la menace principale était la censure, la restriction de la liberté de la presse. Aujourd’hui, c’est exactement l’inverse : le danger est l’anarchie, l’absence de contrôle et de règles ; les répercussions sur la Toile des attentats du 7 janvier en ont fourni une nouvelle preuve.

Un aiguillon salutaire pour la presse

Cette concurrence est particulièrement vive et dangereuse en France, le pays où, dans les enquêtes sur la confiance accordée aux différentes institutions ou professions, la presse et le personnel politique occupent les dernières places. Elle a quelques effets positifs : elle pousse les journaux à créer une offre numérique, souvent plus variée et plus réactive que leur offre « papier ». Elle a aussi contribué à une réaction salutaire de la profession journalistique, réaction dont on perçoit des signes : l’insistance sur la déontologie, la réflexion sur le « on » et le « off », ou encore des émissions comme « Le secret des sources » (France Culture) et, bien sûr, le rôle de la presse dans la révélation de quelques scandales.

L’exaspération des passions

La fragmentation des sources enrichit, certes, l’offre d’information, mais elle a aussi trois conséquences potentiellement dangereuses pour la démocratie. Parce qu’elle brouille la frontière entre la vérité et la rumeur, entre la relation objective des faits et la propagande, elle ressuscite des sentiments de peur ou de haine et entretient les divisions : au sein même des sociétés « avancées », le « choc des civilisations » annoncé par Samuel Huntington prend l’avantage sur la « fin de l’histoire » (le triomphe définitif de la démocratie) décrite par Francis Fukuyama. La propagation des rumeurs (comme les résurgences périodiques des « théories du complot ») est favorisée par l’anonymat des émetteurs. Pourrait-elle être bridée, sinon entièrement maîtrisée, par une forme d’autocontrôle collectif ? On peut en douter : même sur le site Wikipedia, fort précieux par ailleurs, où cet autocontrôle existe, on a parfois du mal à distinguer, dans certains articles, l’exposé objectif de l’endoctrinement politique.

Cette fragmentation des sources entraîne une fragmentation des sujets. On peut taxer la presse classique de conformisme, lui reprocher ses réflexes moutonniers dans le choix des événements et des questions traitées, du moins met-elle en avant des thèmes communs, sur lesquels les opinions peuvent se confronter. Ce « forum » civique se restreint de plus en plus, au profit de sites, de blogs ou de rendez-vous de « followers » partageant les mêmes centres d’intérêt ou les mêmes opinions. Mark Zuckerberg, le fondateur de Facebook, a même envisagé récemment la création d’un système d’information numérique entièrement personnalisé, qui servirait à chacun les nouvelles censées le concerner... On voit que la fragmentation des sources et des sujets en favorise une troisième, celle de la société, dont on peut imaginer la dérive vers une juxtaposition de groupes étrangers les uns aux autres par leurs idéaux et leurs valeurs.

Demande d’information fiable et objective

Il ne faut cependant pas forcer le trait en exagérant les menaces. Tocqueville, pour en revenir à lui, affirmait que parmi les fondements de la démocratie américaine, les causes physiques comptaient moins que les lois, et les lois moins que les moeurs. Pour actualiser cette vision, on pourrait dire que les « causes physiques » - les technologies numériques - comptent moins que les mentalités. Si la qualité de l’information conditionne celle de la démocratie, en sens inverse la vigueur de l’esprit démocratique entretient une demande d’information fiable et objective. Il reste sans doute à inventer et à généraliser un « bon usage » des sources, notamment numériques, au service de la démocratie : question d’apprentissage.

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