JUIN 2013 - N°20

Du machinisme à la productivité organisationnelle

par Albert Merlin,économiste, vice-président de l’institut Presaje

Le mot « productivité » a pris une couleur franchement négative dans le débat public. L’opinion le perçoit comme un accélérateur de chômage en temps de crise : « faire autant avec moins de moyens ». Pour Albert Merlin, cette attitude traduit une incompréhension devant les nouveaux mécanismes de la création de richesses. Du machinisme pur et dur, il nous faut passer à la productivité organisationnelle.


Evoquant le déclin de la pratique religieuse en France, Hervé Le Bras et Emmanuel Todd parlent (avec un plaisir à peine voilé) de « catholicisme zombie »1. Ne faudrait-il pas en dire autant de la productivité, vu la modeste place qui lui est réservée dans les discours de tout acabit ? On nous parle beaucoup de R&D, de marketing, de benchmarking, de toutes les recettes possibles et de leurs condiments ; mais où trouve-t-on la moindre référence à la notion de productivité, alors que celle-ci était naguère considérée comme la mère nourricière de notre industrie ?

Question de mode ? C’est vite dit. Nous sommes, en réalité, face à une véritable incompréhension des mécanismes de la création de richesses. Parce que, à mesure que la croissance a commencé à vaciller, on a fini par brouiller le concept de base de la productivité. Alfred Sauvy – il y a quelque 60 ans ! – expliquait que la productivité pouvait revêtir deux formes : soit faire « plus avec des moyens inchangés », soit faire «  autant avec moins de moyens ». De nos jours, sous le poids de la crise et des charges, on ne voit guère que la seconde version. D’où l’idée : productivité égale chômage. On ne va pas jusqu’à suggérer de revenir à la lampe à huile et à la marine à voile, mais l’idée d’un nécessaire ralentissement des progrès de productivité pour augmenter le nombre des emplois (nous en sommes là !...) participe implicitement de cette démarche : à preuve le succès – heureusement remis en question depuis quelque temps – de l’idée du partage du travail !

Comme si le gigantesque bond de notre niveau de vie depuis la révolution industrielle, décennie après décennie, n’était pas directement issu des progrès de productivité accomplis dans notre appareil productif ! Qu’est-ce que la hausse du niveau de vie si ce n’est la baisse du nombre d’heures de travail nécessaires à l’acquisition de tel ou tel produit, ou telle ou telle fourniture de service ?

Jacqueline Fourastié, qui, au prix d’un travail statistique obstiné, tient à jour les séries de prix réels (prix de vente/salaire horaire) les plus caractéristiques, nous montre inlassablement comment ces prix baissent au fur et à mesure que se diffuse le progrès technique : cela va du prix réel du beefsteak (divisé par 3 en trente ans) à l’ampoule électrique (divisé par 6) ou à l’automobile bas de gamme (divisé par 2). Sans parler du matériel informatique et de ses satellites. 

Rappeler aujourd’hui ce mécanisme générateur de pouvoir d’achat, au moment où sévit le chômage, ne va pas de soi. Où est la difficulté, de nos jours ? Simplement dans l’insuffisance du mécanisme de « déversement » : pour qu’une croissance suffisante se développe, il faut que fonctionne le « spill over effect », selon lequel les effectifs dégagés dans les industries traditionnelles passent dans les secteurs neufs : là où naissent de nouveaux besoins. Ce qui est normalement le cas dans les technologies nouvelles et dans la plupart des secteurs tertiaires.

Pourquoi cette belle mécanique ne fonctionne-t-elle pas (ou si peu) de nos jours ? D’abord parce que trop souvent on a voulu, dans le monde du tertiaire normalement porteur d’emplois, transposer de façon simpliste les recettes de la productivité manufacturière, de nature principalement quantitative. C’est ce que font trop souvent les grandes surfaces commerciales quand elles s’acharnent à réduire le plus possible le nombre d’employés par rayon. Résultat : le consommateur se sent abandonné, sans l’ombre d’un conseil sur les produits, avec, en outre, un manque total d’aide à la sortie du magasin. Alors que les super-stores américains ont compris depuis longtemps qu’ils devaient porter leurs efforts non sur le « dénominateur » de leur ratio de productivité mais sur le « numérateur » à travers une amélioration constante, patiente et sans faille de la chaîne commandes/stocks/livraisons, appuyée sur un système informatique ultra performant. En témoigne la rotation des stocks : 10 fois dans l’année en France, plus de 20 fois aux Etats-Unis. Et ce gain de productivité organisationnelle permet d’offrir au client un « plus » : le coup de main salvateur au moment de transporter et de décharger son caddy. Rien de tel chez nous2.

Une exception, toutefois, dans ce vaste domaine du commerce appelé à affronter mille défis : la métamorphose des grands magasins « haussmanniens », qui jouent de plus en plus la carte de la haute qualité et de l’esthétique : en somme une sorte de productivité « génétiquement modifiée » .

La productivité « new look »

Cela ne se fait pas en un jour. La performance se mesure de moins en moins en tonnes, et l’effort de productivité ne se limite plus à l’usine : c’est toute la chaine de la valeur qui est concernée. Il ne s’agit plus seulement d’une hausse du niveau de vie mais d’une transformation du mode de vie. Quitte à revenir aux joies de la bonne vieille brouette quand on veut retrouver, pour le plaisir, l’odeur du foin et de l’étable.

Cette remise en question est évidemment transposable à quantité de secteurs, qu’il s’agisse de conception, de fabrication ou de fourniture de services. C’est la naissance d’un nouveau monde. Pensons aux entreprises sectoriellement et géographiquement diversifiées : naguère obligés de surveiller les lignes de production par des contacts et des voyages incessants, les ingénieurs peuvent maintenant le faire de façon beaucoup plus efficace à partir de leurs bureaux. En témoigne Saint-Gobain, où le directeur du verre plat suit et compare en permanence la marche de ses seize lignes de float glass d’un bout à l’autre de l’Europe, à partir de son cockpit informatique central : fini les déplacements des techniciens, les réunions et les allers-retours gaspilleurs de temps !

On voit poindre l’objection : tout cela n’est que de la gestion améliorée (ô combien !), mais quand on aborde la productivité créative, génératrice de produits nouveaux – seul moyen, à la longue, d’assurer de façon pérenne la hausse du « numérateur » – c’est tout autre chose : entre les mille chemins de croissance offerts par l’évolution technologique, comment choisir ? La difficulté n’est pas niable, mais c’est parfois une excuse facile pour baisser les bras ! Car grâce à l’informatique, les entreprises ont mille moyens de simuler, de calculer, de chiffrer les paris en termes de coûts/avantages. Dans ce même numéro de Presaje.Com, Michel Volle explique comment cela devient décisif dans le processus de création de richesses. Bien sûr, l’ordinateur ne fait pas tout, même quand il est « intelligent » : pour imaginer l’avenir il faut une vision. Les frères Michelin l’avaient, quand ils s’enflammaient, dans leur tout premier guide, à propos de l’automobile du XXème siècle  et de ses conséquences sur les modes de vie : parce qu’ils avaient compris les mille apports de la productivité, même s’ils ne connaissaient pas le mot !

On ne nous fera pas croire que ce qui était possible chez ces industriels de 1900, démunis d’esclaves numériques, ne le serait plus à l’heure du « big data ». Question d’éducation, nous dit-on : les Français ont des neurones aussi performants que ceux de leurs voisins, mais se révèlent plus lents à passer à l’action.

Mais nos concurrents ne nous attendront pas. Du machinisme pur et dur, il nous faut passer maintenant à la productivité organisationnelle et « prolifique ». Vite.

1 Le mystère français (Seuil).
2 Cf Ph. Lemoine, Université de tous les savoirs, Odile Jacob.

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