Juin 2014 - N°23

Le numérique, la société et l’Etat

C’est la nature même de l’Etat qui est remise en cause

par Armand Braun, président de la Société internationale des conseillers de synthèse

Il a fallu des siècles à l’Etat pour devenir « empereur en son royaume ». Or voici que dans le monde entier, se dessine une toute nouvelle géographie des organisations de pouvoir. L’Etat cohabite désormais sur le sol national avec de puissants interlocuteurs, acteurs du numérique et entreprises, qui entretiennent des rapports différents à l’espace et au temps. Pour Armand Braun, le numérique a un double impact sur la société et sur l’Etat.


Tant de sujets occupent le débat public que celui sur « l’impact du numérique » est négligé, sauf quand il se produit quelque chose de notable comme, en ce moment, la question de la fiscalité ou celle de Netflix. Essayons d’aller plus loin. Les services que rend le numérique, son caractère indispensable, son pouvoir vont renouveler l’activité et l’organisation de tous nos dispositifs administratifs, voire la vie politique et les institutions elles-mêmes.

On peut considérer que le numérique, dans ses diverses déclinaisons, n’est après tout qu’un fournisseur, et ne lui accorder que la qualité de fournisseur important puisque toutes les organisations publiques y ont recours.

Il serait déjà préférable de constater que les acteurs du numérique interviennent au cœur même de la complexité de toutes les formes d’organisation publiques et que leur contribution va bien au-delà de la simple prestation de services.

Il ne serait peut-être pas absurde de s’interroger sur ce que signifie désormais cette omniprésence de systèmes techniques indépendants à caractère mondial et dont les ressources sont égales ou supérieures à celles de nombreux Etats (WhatsApp, une start up de cinquante personnes, est en train d’être rachetée pour 16 milliards d’euros, à peu près le montant des économies que prévoit de réaliser l’Etat chaque année en France).

Le numérique impacte la société

Il est omniprésent : 80% des Français sont connectés. Il exerce sur la vie des gens des influences négatives et positives. D’un côté, il favorise chez la masse des internautes une tranquillité passive de joueurs et de consommateurs. De l’autre, il apporte à l’esprit d’entreprise, auparavant confiné dans des cercles étroits et des périmètres limités, des ressources techniques considérables. Il accentue et multiplie les identités individuelles : grâce à lui, chaque personne est désormais à la fois citoyenne, internaute, peut devenir productrice de biens et de services. Et il est par ailleurs un créateur d’écosystèmes et de communautés fondés sur les loisirs, les affaires, des domaines de la connaissance, des croyances. Si tous les progrès technologiques ont bien été des multiplicateurs de projets, aucun ne fournit à cet égard une base aussi large que le numérique.

Il impacte la relation entre la société et l’Etat

Avant le numérique, l’Etat était la seule structure administrant la vie des personnes et des groupes. Il exerçait un pouvoir inscrit dans l’Histoire, légitime et confondu avec l’idée de Nation, que nul sur le territoire n’avait l’idée de contester et chaque personne était tenue par le devoir d’obéissance civique. Aujourd'hui, le devoir demeure, mais il ne se confond plus comme auparavant avec l’obéissance. Hier le souci du bien commun était la responsabilité spécifique de l’Etat, aujourd'hui la société intervient pour donner ses points de vue, le numérique est son allié ; la question de l’environnement en est un bon exemple.

Le numérique impacte la nature même de l’Etat

Non dans sa vocation profonde, qui est de représenter la Nation, de conduire le débat politique et de prendre en charge des responsabilités primordiales d’intérêt général telles que la sécurité, l’ordre public, la justice… Mais dans sa manière pratique de fonctionner. Pas encore pleinement aujourd’hui : la différentiation entre administration et bureaucratie n’est pas encore accomplie et, selon l’expression d’un expert étranger, « par comparaison avec les autres pays européens, la France folâtre beaucoup », mais inévitablement demain. Parler de résistance au changement serait certes exact et pourtant simpliste. Comprenons l’Etat ! Il était historiquement « empereur en son royaume », il lui faut désormais coexister sur le sol national avec de puissants interlocuteurs, entreprises et acteurs du numérique qui entretiennent des rapports différents à l’espace et au temps ; ils mettent en cause toute la pyramide de l’autorité et possèdent une forme sui generis de légitimité, dont témoigne cette plaisanterie qui a cours aux Etats-Unis : « quand Mark Zuckerberg décroche son téléphone, c’est Barack Obama qui répond ».

Les acteurs du numérique ne sont pas pour l’Etat des interlocuteurs comme les autres

Leur interdépendance actuelle va les conduire à devenir solidaires, voire fusionnels. Mais l’Etat semble n’avoir pas encore appréhendé la problématique d’ensemble de sa relation avec eux. Il exerce des pressions sur des dossiers spécifiques comme la fiscalité, entend que les acteurs du numérique se conforment à ses lois et règlements, aux décisions de la Justice. De leur côté, sûrs de leur pouvoir, les acteurs du numérique n’agissent pas avec la prudence nécessaire vis-à-vis de l’Etat : ils font parfois preuve de désinvolture à l’égard d’une institution d’autant plus susceptible et sensible à son rang qu’elle est appauvrie et contrainte ; il leur arrive aussi de le contourner. Ils sous-estiment la capacité d’action des Etats, quand ils se sentent cernés.

Il a fallu des siècles à l’Etat pour devenir ce qu’il est, en arriver à rendre, quoique l’on puisse dire, les immenses services dont nous lui sommes redevables. Les acteurs du numérique sont l’expression toute récente de la société de l’information. Etrangement, ils tendent à se situer à parité dans une « géographie » émergente des organisations de pouvoir à travers le monde, entièrement nouvelle, imprévisible dans ses développements.

L’actualité fournit pourtant un motif d’inquiétude. Les tensions montent sur la planète, ressenties parfois jusque bien loin de leur épicentre. Les Etats s’inquiètent du retour des passions collectives et des idéologies. Ils commencent à percevoir le numérique comme un facteur de risque : en termes de sécurité évidemment, mais aussi parce qu’il rend le contrôle social beaucoup plus difficile. A la récente Conférence de Rio, ce sont les nations totalitaires qui ont été les plus intransigeantes sur cette « régulation », mais les autres, sous couvert de la défense des intérêts de leurs ressortissants, ont suivi avec ardeur.

Il serait temps que l’importance de cette question soit enfin comprise et approfondie. Si la dynamique que portent les acteurs du numérique venait à être compromise, si nous devions assister à la multiplication d’ « Internet croupions » nationaux, c’est le mouvement du monde qui serait mis en péril, c’est la peur qui l’emporterait sur la vie. Faisons confiance aux acteurs du numérique, ils sauront préserver leur intégrité et leur liberté. Invitons-les à réfléchir avec la société civile et avec l’Etat à une prospective de leur avenir solidaire. Soumettons cette problématique à l’opinion publique, qui n’y a accès pour le moment que de manière partielle, à travers ce que lui expliquent les médias. Et mettons au défi les experts en sciences politiques de concevoir les manières de le faire. Cette problématique est difficile mais stimulante. Elle va dans le sens du message de Pierre Teilhard de Chardin et de Gaston Berger : l’espoir d’accéder à un niveau supérieur de civilisation.

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