Juin 2014 - N°23

Le robot, la machine et le chômage

Comment retrouver la machine à créer des emplois d’Alfred Sauvy ?

par Michel Godet, professeur du CNAM, auteur de « Libérez l’emploi pour sauver les retraites » (Odile Jacob, 2014)

« Il existe toujours une solution de plein emploi ». Alfred Sauvy a eu l’audace d’écrire cette phrase il y a plus de 30 ans dans « La machine et le chômage ». Une affirmation fondée sur l’idée que les gains de productivité obtenus grâce aux machines et aux robots ne sont pas un problème pour l’emploi si le « déversement » de la richesse produite s’effectue dans des conditions normales vers les services. Hélas, en France, explique Michel Godet, tout se ligue pour que ce « déversement » se passe dans les pires conditions.


La France se distingue par ses multiples exceptions qui ne sont pas seulement culturelles, mais concernent aussi le marché du travail, l’emploi des jeunes et des seniors, la politique industrielle… Depuis 30 ans, au lieu de réformer en profondeur, nos gouvernants ont piloté à vue à grands renforts de dettes et de gaspillages publics. L’emploi en France n’a cessé de se dégrader depuis que nous laissons filer les déficits publics. Le dernier budget à l’équilibre fut celui de Raymond Barre en 1980 et nous étions aussi à 5% de chômeurs ! A se demander si les deux phénomènes, à savoir chômage faible et équilibre budgétaire, ne sont pas des vertus liées. Depuis, la dette publique qui était de 20% du PIB est passée à plus de 95%.

Notre (mauvaise) gestion jacobine de l’économie nous a conduits à cette impasse : un coût du travail trop élevé, conduisant à moins d’emplois, plus de chômage et une rentabilité insuffisante des entreprises pour investir et préparer l’avenir.

Plus de trente ans après sa publication, le célèbre ouvrage d’Alfred Sauvy La machine et le chômage (Dunod, 1980) reste d’une étonnante modernité. Son optimisme nous rassure car, pour lui : « Il existe toujours une solution de plein emploi » .

Aux yeux d’Alfred Sauvy, les gains de productivité dans l’industrie ne seraient pas un problème pour l’emploi si le « déversement » de la richesse produite s’effectuait normalement en faveur des services. Il signifiait ainsi que les besoins sont sans bornes et extensibles. L’emploi total a augmenté de 3,5 millions en France depuis 1975 et la population active de 5,5 millions dont 4,5 millions de femmes et seulement un million d’hommes.

Mais la demande solvable ne s’exprime que si les conditions d’offre sont favorables : « La politique doit supprimer ou réduire les rigidités défavorables à l’emploi et comporter aussi des incitations propres à faciliter l’ajustement compromis » .

Le coût du travail et le Smic, une barrière à l’emploi

La finalité des entreprises n’est pas de créer des emplois, mais de la richesse. La compétitivité internationale impose de rémunérer les facteurs de production à leur valeur internationale. L’homme n’est pas une marchandise, mais le marché du travail, malheureusement, fonctionne, aussi, comme un marché : ce qui est rare est cher, et la baisse des prix suscite la demande de ce qui est abondant. Pour une croissance donnée, la création d’emplois dépend, d’abord, du coût complet du travail : plus il est élevé, plus les entreprises automatisent, sous-traitent ou délocalisent.

Depuis des lustres, les gouvernements successifs, de droite comme de gauche, confondant politique économique et politique sociale, ont été immanquablement tentés de donner un « coup de pouce » au Smic en l’augmentant. L’intention est généreuse et louable : il s’agit de penser à ceux qui sont en bas de l’échelle des revenus.

Il est bon de rappeler ce que disait A. Sauvy à ce propos : « La rigidité éliminatoire qui résulte par exemple du salaire minimal […] peut être compensée par une prime ou subvention accordée, soit au travailleur reconnu partiellement inapte (rémunéré en dessous du salaire minimal), soit à l’entreprise pour la dédommager d’accorder le salaire minimal aux travailleurs sous productifs » .

Quand on s’interroge sur le recul de la compétitivité-coût de l’économie française et des pertes de parts de marché à l’export depuis 2001, on ne peut manquer de la rapprocher des hausses rapides du Smic suite aux 35 heures. Comme le relève le rapport Champsaur : « La réduction du temps de travail sans perte de salaire a conduit, toutes choses égales par ailleurs, à augmenter le Smic de 11,4%. A ce premier effet direct, s’est ajouté l’impact indirect […] de 5,7% supplémentaires, soit une hausse totale de 17,1% ». Si le Smic était resté indexé sur l’inflation, et n’avait pas connu des coups de pouces, il serait trois fois plus faible et donc bien inférieur au RSA socle d’aujourd’hui 500 €. Et même depuis 2001, les coups de pouce ont continué : sans eux le Smic horaire brut ne serait pas à 9 € mais à 8 €. Entendons bien le message : il y a des gens que l’on n’embauche pas parce qu’ils coûtent trop cher compte tenu de la valeur de leur compétence et du coût de l’éventuelle débauche.

Il s’agit bien de rendre la croissance (faible) plus créatrice d’emplois en baissant les charges qui pèsent sur le coût du travail. Le gouvernement Valls semble avoir compris ce message.

L’incitation à travailler et la question du revenu minimum d’activité

«Aucune allocation de chômage ne devrait être accordée sans une certaine contrepartie de travail » (Alfred Sauvy)

La voie à suivre est connue depuis longtemps : passer du salaire minimum au revenu minimum d’activité. Ce n’est pas aux entreprises d’assurer la fonction de redistribution sociale, c’est à la collectivité de le faire par l’impôt négatif dans un esprit responsable et solidaire. Laissons respirer le marché du travail et les entreprises rémunérer les travailleurs en fonction de la rareté relative de leur compétence. Ce revenu minimum en contrepartie d’une activité existe déjà au travers du RSA et de la prime pour l’emploi qui mériteraient être fusionnés.

On pourrait aussi revenir aux zones de revenu minimum différencié : il y en avait 20 dans les années 1950 et 1960 pour tenir compte du coût de la vie et du logement. On peut vivre avec le Smic dans le Loir-et-Cher et le Cantal, mais pas en Île-de-France où le coût du logement est en moyenne supérieur de 50% à celui de la province.

La meilleure des sécurités, c’est la compétence et celle-ci passe par l’insertion professionnelle réussie. Le marché du travail n’est pas assez ouvert à l’entrée de ceux qui veulent travailler. C’est bien l’insertion qui est en soi formatrice et source de valorisation des compétences. De ce point de vue, il n’y a pas à hésiter : mieux vaut un travailleur pauvre qui va s’en sortir en développant ses compétences qu’un chômeur pauvre qui va tomber dans la trappe de l’assistance de longue durée et de l’exclusion.

Face au chômage de masse des jeunes les plus éloignés du marché du travail, l’Etat stratège ne peut se contenter de laisser faire le marché, il doit intervenir pour forcer l’insertion précoce des jeunes. Dans les pays à chômage faible comme l’Allemagne où la Suisse, 50% des jeunes entre 15 ans et 19 ans sont en apprentissage, placés sous la responsabilité des entreprises, contre moins de 10% chez nous !

Les dangers de l’arithmétique du temps de travail

« Il y a toujours un compromis possible entre une rémunération et une réduction du temps de travail, mais il est vain de prétendre consommer deux fois le même progrès […] En tous cas, l’erreur majeure à ne pas commettre est l’uniformité et la rigidité. » (Alfred Sauvy)

Il est toujours tentant de prendre sa calculette pour montrer, chiffres à l’appui, qu’avec tout l’argent consacré à l’indemnisation du chômage, on pourrait salarier tous les chômeurs. Hélas, la société ne fonctionne pas comme une chaudière que l’on pourrait régler de manière centralisée. …

L’arithmétique n’est pas en cause. Les calculs sont justes, et l’on peut d’ailleurs les multiplier à l’infini. De toute façon, la réalité du terrain est contraire à la fiction de ces solutions papier : les pays où les taux de chômage sont les plus faibles sont aussi ceux où la durée du travail par habitant est la plus élevée. C’est l’activité qui crée l’emploi, et il faudrait travailler plus pour travailler tous.

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