Juin 2014 - N°23

"Réseau inanimé", aurais-tu donc une âme ?

par François Lainée, fondateur des Politics Angels

L’internet 2.0, c’est la mise en relation directe de gens qui, au départ, ne se connaissent pas. Ils se connectent pour échanger. Les actions qui l’on met ensuite en œuvre sur la toile coopérative sont facilitées par un élément-clé : la confiance. François Lainée explique comment nait cette confiance.


Internet est certainement la forme la plus visible et prégnante du numérique dans la vie de M Toutlemonde. Moyen de communication qui tue lentement le courrier, outil de travail, supermarché à domicile, medium d’information, recherche d’amis ou plus si affinité… Internet a sa place dans pratiquement tous les actes de la vie courante.

Depuis une petite dizaine d’années, l’internet social, le fameux 2.0, est monté en puissance pour rendre ce réseau encore plus impactant. Le 2.0, c’est la mise en relation directe des internautes, de personnes qui ne se connaissent pas, pour échanger (Facebook, Twitter), produire de la connaissance (Wikipedia et ses articles communautaires, Coyote sur l’infotrafic), acheter (Zanytude, Looneo…), enquêter sur des personnes perdues de vue (Annonces de France), former des pétitions (Avaz, Politic Angels).

Ces actions que nous mettons en œuvre sur la toile coopérative, comme tous nos actes, sont facilités ou inhibés par un élément clé : la confiance. Confiance que nous avons dans le dispositif par lequel nous agissons, et surtout confiance dans les contributeurs avec lesquels ce dispositif nous amène à interagir.

Ces personnes, pourtant, le sens commun dirait que « nous ne les connaissons pas ». Alors, comment et pourquoi pouvons-nous leur accorder notre confiance ?

La notion de confiance est, selon une acception largement acceptée, un état psychologique dans lequel nous acceptons notre vulnérabilité, le risque de ne pas atteindre notre objectif et d’en avoir les désagréments sur la base d’une croyance optimiste sur les intentions (ou le comportement) d'autrui. Cet état se fonde lui-même sur plusieurs convictions :

- celle que l’autre comprend les phénomènes comme nous et que ses paroles ont le même sens que les nôtres ;

- celle que l’autre comprend, ou peut comprendre, nos paroles, comportements et intentions ;

- notre confiance en nous-même, c’est-à-dire la croyance que nous avons dans notre propre capacité à apprécier les risques de ne pas atteindre nos buts dans nos relations interpersonnelles.

On peut alors comprendre comment le monde virtuel communautaire offre des voies, certaines traditionnelles, d’autres originales, de construire une confiance qui ouvre ces nouveaux espaces d’action :

- L’échange interactif : c’est une des fonctions de base de l’internet social. Toute publication, d’article, de témoignage ponctuel, de questions, peut facilement donner lieu à commentaire, ou générer une discussion. Les forums, qu’on trouve sur tout domaine spécifique, sont ainsi des lieux d’échange foisonnants, de vrais « comptoirs de cafés en ligne ». Et l’interaction génère la confiance, parce qu’elle permet de vérifier, par les contenus et tonalités des commentaires, que l’autre est compréhensible et me comprend.

- Le multi media : cet effet est lié à la puissance de l’image et du film. La chose vue communique une puissance d’émotion en général bien supérieure aux mots dans la même durée. Elle est particulièrement propice au temps court qui est celui de nos interactions individuelles avec le monde numérique. La possibilité massive offerte à chacun de lier des images à ses interventions, en plus de la simplicité de générer des images grâce aux téléphones mobiles, sont des vecteurs majeurs de la possibilité d’une confiance numérique collective.

- L’effet de foule : c’est le cœur du phénomène. C’est parce que les connexions existent en très grand nombre, et parce que les connexions directes nous connectent indirectement au monde entier (on a pu prouver qu’effectivement un lien à moins de 6 personnes pourrait nous permette en principe de faire parvenir un message par mail à n’importe qui, si les intermédiaires y consentaient), que nous pouvons trouver tant d’occasions de faire confiance à « des inconnus ».

- Le bouche à oreille ubiquitaire : c’est une conséquence de l’effet de foule, le ressort essentiel de la puissance du réseau. L’impact d’un message est évidemment lié au nombre de personnes qui en ont connaissance et peuvent choisir d’agir ou non en conséquence. Avec l’existence de fonctions de partage et de lieux numériques spécifiquement organisés pour faciliter ce partage, il n’y a plus d’horizon ou de vitesse limite pour le bouche à oreille. En témoignent les séquences vidéo de YouTube parfois vues par plus d’un milliard de personnes !

- La concordance ou discordance des faits : c’est le phénomène, essentiel, de modération collective. Sur tout sujet, il y a des sachants. Des personnes, indépendantes, qui détiennent des vérités factuelles, parce que leur métier ou le contexte les y ont amenés. Alors, sur de nombreux sujets, si l’information diffusée au départ contient des inexactitudes, celles-ci vont être révélées par des sachants dans la foule, et le message va se modifier, ou l’émotion s’éteindre. Wikileaks est, en négatif (révélation de choses cachées), l’exemple emblématique de ce phénomène. Cette force, a priori positive car elle donne aux émotions collectives plus d’ancrage dans la réalité, n’est pas universelle. Des insinuations mensongères à caractère personnel, par exemple, peuvent difficilement être démenties par ce mécanisme. Par contre les propos infondés d’un politicien en campagne peuvent rapidement être contredits par les faits, et même donner lieu à une « notation de crédibilité//mensonge »

Ces forces donnent au réseau des humains connectés une puissance phénoménale, par le simple effet exponentiel de la connectivité. Les phénomènes de pétition en ligne en sont un des exemples les plus frappants. Dans le monde physique, obtenir l’appui d’un millier de personnes pour appuyer une revendication est un effort massif. Il faut construire un message convaincant qui restera figé, le faire connaître de façon très large, souvent par du porte à porte avant que le bouche à oreille physique puisse jouer, trouver les arguments de conviction des premiers inconnus abordés, avec un taux de chute considérable (celui de l’écoute multiplié par celui, bien plus important encore, du courage de s’engager en signant). Les coûts de transaction de chacune de ces étapes limitent considérablement la probabilité que ces initiatives aboutissent. Dans le monde numérique connecté, chacune de ces étapes voit son coût dramatiquement réduit. Qui plus est, le message initial peut être renforcé par des commentaires de soutien, qui voyagent alors avec lui et le renforcent par la puissance du témoignage. Le message trouvé peut plus facilement atteindre une foule bien plus large, et changer positivement de forme au cours de son voyage. Ainsi une émotion (ce qui met l’âme en mouvement) émise et partagée numériquement par une personne ou un groupe trouve-t-elle un milieu où la diffusion est a priori grandement facilitée, lui donnant les chances de devenir une action collective, par laquelle l’émetteur atteint finalement, ou dépasse, son but.

Mais, dira-t-on, cette facilité à lancer des initiatives dans le monde connecté est allée de pair avec l’incroyable multiplication de ces initiatives. Sur n’importe quel sujet, les sites abondent, alors que le temps disponible pour chacun reste forcément contraint. Dès lors, chaque source numérique ne voit-elle pas sa puissance diminuée d’autant, et finalement presque annulée ? Eh bien non, comme le prouve l’émergence continue de nouveaux centres massifs d’agglomération communautaire (Facebook et Twitter étant des exemples emblématiques). Là encore, la raison fondamentale est la force de la connectivité. Dans un monde aux liens ténus mais hyperdenses, les émotions numériques diffusées par un groupe d’acteurs sont comme une onde dans un milieu dense et excitable. Ce milieu, nous en sommes à la fois des centres d’émission, des récepteurs d’émotion, et des transmetteurs éventuels vers d’autres agents. Même si chaque agent n’est que rarement transmetteur, parce que son temps est partagé, la densité de connexions surcompense cette faiblesse, parce que le nombre de routes potentielles entre deux agents, et le nombre d’agents potentiellement connectés, donnent in fine une capacité de résonance au milieu qui croît avec sa taille.

L’autre phénomène majeur de ces émotions connectées et des actions collectives qui en résultent est qu’elles ne sont pas spontanées. A leur source, il y a toujours un acteur ou un groupe qui a stimulé le réseau avec une motivation propre (parfois d’emblée l’objectif de réunir des soutiens pour une action, parfois juste pour susciter des réactions et des échanges, parfois même simplement pour témoigner et se soulager par le partage). Ces sources, comme dans le monde physique, peuvent être des groupes puissants (partis, entreprises, syndicats…) ou des anonymes, sincères ou manipulateurs. De ce point de vue, l’émotion numérique, l’action collective, sont à notre image, porteuses de nos qualités et contradictions. Leur différence essentielle avec le monde réel est ici que la densité connectée donne aux anonymes sans moyens une vraie chance de transformer l’émotion en action, et que les forces de rappel de la modération collective donnent sans douter plus de chance aux manipulations d’être détectées.

Ces nouveaux espaces offerts à l’émotion partagée et à l’action collective, ces déplacements de la confiance vers des modes et des acteurs nouveaux, nous les devons fondamentalement à la densité de connexion que nous avons atteinte avec l’internet social. Ils ont fondamentalement modifié les distances interpersonnelles, en nous rapprochant potentiellement de personnes que nous ne verrons jamais physiquement, et en creusant potentiellement la distance (déjà souvent si grande) avec notre voisin de palier. Comment ne pas y songer, dans un wagon de métro, en voyant plus de la moitié des voyageurs plongés dans le monde de leur smartphone plutôt que dans celui du train ?

Et comme cette densité va continuer de croître, via l’internet des objets qui nous connectera aussi avec et via des machines, via la réalité augmentée qui va mêler plus intimement les mondes physiques et virtuels, via les possibilités sémantiques du web qui vont contribuer à donner plus de sens encore aux émotions, nous n’avons encore rien vu sans doute, sur les immenses mouvements sociétaux que nous pourrons collectivement construire.

A nous, chacun dans notre rôle et nos convictions, de faire le meilleur usage, collectif et individuel, de cette incontournable évolution.

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