Juin 2014 - N°23

Internet et la nouvelle médiation de la relation client

par Gérard Thoris, professeur à Sciences-Po et consultant à Socieco (Sociologie et Economie)

En 1897, Paul Valéry prononce une phrase géniale qui décrit parfaitement la stratégie des grandes marques pour cibler le consommateur d’aujourd’hui par le biais des collectes de données internet : « C’est par une obéissance servile à son désir complexe qu’on s’emparera de lui ». Gérard Thoris décrit la révolution qui s’opère dans le domaine de la relation client. Une relation qui suit désormais un parcours en trois degrés numériques mais qui n’annonce pas pour autant la disparition du commerce physique.


« Ce client, qui se croit libre, et vit dans l'innocence, est analysé sans le savoir, sans qu'on le touche. Il est classé, défini parmi toute sa ville, avec toute sa province, et tout son pays. On sait ce qu'il mange, ce qu'il boit, ce qu'il fume, et comment il paie. On médite sur ses désirs. À Hambourg ou à Nuremberg, quelqu'un a peut-être tracé des courbes qui représentent l'exploitation de ses plus petites manies, de ses plus minces besoins. Il se verrait – lui qui se sent vivre si personnellement, si intimement – là confondu par le nombre, avec des milliers d'autres personnalités qui préfèrent la même liqueur, la même étoffe que lui. Car on sait là-bas plus de choses sur son propre pays qu'il n'en sait lui-même. On connaît mieux que lui le mécanisme de sa propre existence, ce qu'il lui faut pour vivre, et ce qu'il lui faut pour amuser un peu sa vie. On connaît sa vanité, et qu'il rêve d'objets de luxe, et qu'il les trouve trop chers.

On lui fabriquera ce qu'il faut, le champagne de pommes, les parfums tirés de tout. Le client ne sait pas combien de chimistes songent à lui. On lui fabriquera exactement ce qui doit satisfaire, à la fois, sa bourse, son envie, ses habitudes, et on réalisera pour lui quelque chose d'une perfection moyenne. « C'est par une obéissance servile à son désir complexe qu'on s'emparera de lui ». On se demande bien comment Paul Valéry a pu écrire cela en 1897¹ mais c’est aujourd’hui visible pour tous. Les gigantesques bases de données d’Amazon, de Google et de biens d’autres – mais qu’est-ce que La Redoute ou les 3 Suisses ont fait de leur avance en ce domaine ? – sont directement alimentées par le client lui-même. C’est la technologie qui l’a permis, mais c’est le consommation qui, au final, en valide l’usage. Reprenons quelques-unes de ces formules percutantes.

Une vente sur deux est précédée d’une visite sur internet

« C’est par une obéissance servile à son désir complexe qu’on s’emparera de lui ». Aujourd’hui, une vente en magasin sur deux est précédée d’une visite sur le site Internet de l’enseigne : research on line, purchase off line disent les spécialistes du marketing – on ignore ce que l’académie de mercatique en pense ! Cela veut bien dire que le client part d’un besoin, voire d’un désir, et qu’il précise la forme de ce besoin en regardant les produits qui lui correspondent. S’il passe encore en magasin, c’est qu’il a besoin de le toucher, de le sentir et de compléter l’information rationnelle qu’il a collectée à une information sensible. Le vendeur peut se sentir dépossédé de son pouvoir, surtout s’il se contente d’être un lieu de retrait des colis. Le click and collect est effectivement le degré zéro de la relation client. Son travail est donc de trouver le moyen d’entrer en relation personnelle avec le client qui vient simplement chercher un colis. Et pour cela, il dispose de bien des outils que la technologie moderne met à son service.

Le premier degré de la relation client, c’est évidemment de profiter de la remise du produit pour proposer du conseil complémentaire. Mais sur quelle base le fournir ? Mais c’est tout simple, lorsque le consommateur a fait le tour du magasin virtuel pour définir son achat, il est passé par bien des articles. Comme toujours en cas d’hésitation, il est revenu plusieurs fois sur un article particulier. C’est donc le moment de lui proposer de toucher, sentir, tenir en mains l’objet de son attention. Pour être sûr de pouvoir le faire en live, encore faut-il que le vendeur dispose de l’information en direct. C’est assez simple ; il suffit que le bluetooth du téléphone portable soit activé pour qu’une borne repère l’entrée de ce client précis en boutique. La tablette du vendeur en est informée, ainsi que de la liste des articles que ce client précis a consultée sur Internet avant de venir. Voilà de quoi ouvrir une relation commerciale !

Le second degré de la relation client, c’est de lui faire des offres personnalisées lorsqu’il s’arrête longuement sur un produit dans la boutique. C’est le projet de Fidzup², une jeune pousse (ouf) française qui, comme sa base line (eh oui) l’indique, se donne comme objectif le « retargeting publicitaire pour le monde physique ». En bref, si vous sortez un vêtement de son linéaire, votre Smartphone vibre et vous savez que vous bénéficiez d’une remise de 30 % sur ce produit… si vous l’achetez maintenant ! A vous de croiser l’offre publicitaire à toute l’information dont vous disposez sur ce client particulier… Cela s’appelle le… geofencing !

A ce moment, vous pouvez entrer dans le troisième degré de la relation client et lui proposer de payer directement avec son Smartphone. Cela permet d’éviter les multiples changements d’avis qui traversent le cerveau ou le cœur du client entre le rayon et la caisse. Evidemment, parmi ces changements d’avis, il y a la pénibilité de la queue. Ce paiement par Smartphone est plus difficile en France car les données doivent passer par un terminal bancaire. Qu’à cela ne tienne, le boitier double existe et le vendeur n’a qu’à s’approcher du client pour lui proposer de payer sans passer par la caisse. Cela s’appelle le… digital wallet !

A la fin de la journée, vous pourrez constater l’augmentation substantielle de votre chiffre d’affaires. Mais vous n’aurez pas fini votre travail. Il vous faudra analyser le flux de vos clients quotidiens. Le système Quividi³ analyse les flux vidéo transmis de plusieurs points de l’enseigne et vous fournit une analyse quantitative des clients qui y sont passés : reconnaissance faciale du sexe, des tranches d’âge et, bientôt, de l’humeur. Il ne reste plus qu’à croiser ces informations avec le temps passé sur un article particulier pour préparer votre prochain programme de promotion ciblée. Si, au passage, le consommateur a scanné les étiquettes de produits pour disposer d’informations complémentaires, vous pourrez reconstituer son parcours personnalisé car, évidemment, le téléphone aura laissé une trace sur votre système d’information !

On pourrait continuer ce parcours dans lequel la technique est devenue le nouvel interface de la relation client. Mais, en bons marxistes, il nous faut tirer quelques conclusions générales quant à l’impact de la technique sur les systèmes sociaux. Puisque l’acte d’achat est le critère fondamental de l’efficacité de la relation client, c’est autour du terminal de paiement que se noue le futur système de distribution. Aujourd’hui Wal Mart développe le Scan & Go. Avec son smartphone, le consommateur scanne lui-même les produits qu’il dépose dans son panier mais il doit encore passer par un terminal de paiement. Demain, ce terminal disparaîtra et, avec lui, la nécessité de concentrer sur un espace unique une multitude de marchandises. L’hypermarché permettait d’éviter les multiples passages en caisse des magasins spécialisés ; le Scan & Pay fait disparaître l’un des fondements de l’hypermarché. Small is beautiful et Wal Mart se donne comme objectif à vingt ans de (re)devenir une start up !

Mais, en même temps, ces systèmes redonnent une chance au commerce physique par rapport au commerce Internet. Si, aujourd’hui, l’acte d’achat physique est reporté, c’est pour être sûr d’avoir le meilleur prix. Internet est, pour le consommateur, une base de données sur les meilleurs prix en ligne. Le commerce physique a sa chance si le commerçant assure son client qu’il ne trouvera le produit moins cher nulle part ailleurs grâce, justement, aux promotions ciblées. On aura compris que cette nouvelle chance est liée à l’utilisation des technologies modernes. Les enseignes qui n’utiliseront pas l’un ou l’autre de ces systèmes vont être confrontées à de graves difficultés car elles seront en retard sur les pratiques de leurs clients.

Enfin, mais peut-on s’arrêter sur un tel sujet, les banques perdent de fait le monopole du système de paiement. Ce n’est pas pour rien que PayPal invente le paiement sans contact avec le boitier Beacon (on n’ose dire balise) que le commerçant installe dans son magasin. Tous les Smartphones équipés de l’application PayPal peuvent payer de façon dématérialisée en connexion Bluetooth ! Comme de bien entendu, le premier paiement fournit des informations que le commerçant pourra utiliser pour satisfaire les derniers besoins cachés de son client ! Evidemment, ce dernier peut désespérer d’être ainsi dévoilé. De fait, la plus grande menace pour la distribution, ce sont les clients qui vont inventer des circuits alternatifs 4. Les mêmes techniques peuvent favoriser le développement de circuits courts, basés sur le bénévolat, où le consommateur définit lui-même la charte des produits qu’il veut acheter. Le monde de demain est ouvert ; c’est la technique qui permet cette ouverture ; ce sont les hommes de conviction qui dessineront les contours de ce qui sera !

1 Valéry, Paul (1897), « Une conquête méthodique »,Oeuvres, volume 1, Paris, Gallimard, coll. ''Bibliothèque de la Pléiade", p. 974
2 http://www.fidzup.com
3 http://www.quividi.com/fr/
4 http://www.cooplalouve.fr

<< Retour au sommaire Télécharger le PDF de l’article

PRES@ JE.COM

Une publication de l’Institut PRESAJE
(Prospective, Recherche et Etudes Sociétales Appliquées à la Justice et à l’Economie)
Siège social : 2 avenue Hoche 75008 Paris - Courrier : 30 rue Claude Lorrain 75016 Paris
Tél. 01 46 51 12 21 - E-mail : contact@presaje.com - www.presaje.com
Directeur de la publication : Michel Rouger

Pour ne plus recevoir d’e-mails de la part de Presaje, cliquez ici

>> CONSULTER LES PRECEDENTS NUMEROS