JUIN 2015 - N°26

Numérique, territoires et libertés

par Armand Braun, président de la Société internationale des conseillers de synthèse (SICS)

L’heure de la confrontation a sonné. D’un côté des acteurs du numérique qui ignorent les frontières et se sentent tout puissants. De l’autre des Etats gouvernés par des élus qui voient les réseaux sociaux s’immiscer au cœur de ce qui fait leur légitimité : la souveraineté, la sécurité, l’identité culturelle. Pour Armand Braun, la société civile aspire à un compromis entre liberté et sécurité à l’intérieur des frontières sécurisantes de l’Etat.


Depuis quarante ans, tant d’innovations sont intervenues dans le domaine des technologies de communication : semi-conducteurs, ordinateurs, Internet, Big Data ... ! On aurait pu croire qu’ensuite notre époque serait surtout consacrée à leur assimilation. Tel n’est pas du tout le cas. En fait, avec toutes ces innovations récentes est apparue une catégorie sui generis : les acteurs du numérique. Et nous savons maintenant que ce processus va continuer à se déployer, dans des conditions que nul ne peut décrire. L’humanité tout entière - personnes et institutions - est concernée. Que signifie ce phénomène sans précédent historique ?

Nous avons tous considéré l’arrivée des acteurs du numérique comme une formidable aubaine : grâce à eux, un champ immense, insoupçonné jusque-là, s’ouvrait à l’intelligence, à la créativité, à l’initiative de chacun. Et lorsqu’on évoque l’éventualité de s’en passer, la réponse universelle est : « ce serait le retour à l’âge de pierre ».

Les institutions politiques sont loin d’être aussi enthousiastes. Voilà en effet que s’imposent dans leur paysage des partenaires étranges et mal élevés ! Ils se permettent d’entretenir une relation personnelle et non médiatisée avec chaque citoyen, négligent le primat de la Loi sur les intérêts particuliers, font ce qu’ils peuvent pour ignorer le fisc, sont un souci pour la sécurité nationale, sont parfois soupçonnés d’agir pour le compte de puissances étrangères ; et ils prétendent négocier d’égal à égal avec la puissance publique !

C’est à un choc majeur de cultures que nous avons affaire.

D’un côté les acteurs du numérique : leurs partenaires sont les internautes, personnes et organisations, qu’ils connectent à travers le monde entier. Les nations et leurs regroupements sont pour eux des sous-ensembles dont ils s’accommodent en fonction de leurs spécificités : ainsi, le siège européen sera-t-il installé là où la fiscalité et la réglementation sont les plus avantageuses, la cotation s’effectuera-t-elle sur la Bourse la plus fréquentée, etc.

De l’autre les politiques : certes, ils représentent des territoires cloisonnés, mais ils sont avant tout des élus. Leur rêve colbertiste n’est toujours pas dissipé. Les réseaux sociaux, mis en œuvre par les acteurs du numérique, s’immiscent au cœur même de ce qui fait leur légitimité : la souveraineté, la sécurité, l’identité culturelle. Alors que toutes les nations démocratiques connaissent sous des formes diverses une crise de la citoyenneté, les réseaux sociaux sont des intervenants désormais influents dans le débat public.

Le temps de l’épreuve de force

Ces adversaires-partenaires mobilisent leurs arsenaux. Les acteurs du numérique se savent tout puissants. Ils se savent aussi fragiles à cause de la rapide succession des technologies et de l’intensité de la concurrence. Les procédures que les Etats multiplient à leur encontre peuvent, elles aussi, les mettre en danger (cf. l’enquête de l’Union Européenne, celles qui sont en cours dans chaque pays d’Europe et aux Etats-Unis). Enfin, les Etats affirment leur détermination à réguler le numérique et sont impatients de les taxer.

Ce combat de géants peut dégénérer. Dans l’immédiat, ce sont les citoyens qui en font les frais, avec d’une part la propension des acteurs du numérique à tirer profit des informations qu’ils détiennent sur leurs usagers, d’autre part celle des acteurs publics à les surveiller et à instrumentaliser, au nom des bons sentiments, des principes moraux à leur encontre (les « lanceurs d’alerte »).

Les attentes de la société civile

Ce n’est pas par hasard que l’œuvre de George Orwell est si souvent évoquée dans cette affaire. Les institutions publiques se veulent le bouclier contre le monde orwellien que les acteurs du numérique sont censés incarner. La société civile commence à redouter que la crainte justifiée du terrorisme et l’extension sans limites de la réglementation administrative ne nous conduisent ensemble vers 1984.

Les acteurs du numérique aspirent à une régulation globale et n’admettent pas que leur soient imposées des limitations territoriales. Ils perçoivent que c’est à eux que va l’appui des opinions publiques. N’oublions pas que des nations moins démocratiques que les nôtres (la Chine, la Russie...) se sont déjà assuré le contrôle du numérique pour rester seules maîtres chez elles en contrôlant l’information. Des mesures qui paraissent raisonnables en temps de démocratie peuvent être détournées ensuite par des régimes totalitaires ; il y a des précédents.

Alors que nous aveuglent les certitudes respectives et opposées des défenseurs du numérique et des dirigeants politiques et administratifs, adoptons ce que Claude Lévi-Strauss appelait « le regard éloigné ». Leur conflit est latéral vis-à-vis des véritables enjeux de notre époque : celle-ci nous impose et nous donne la chance de tout réinventer. La société civile est en dehors de ce débat, dont les conséquences peuvent impacter le cœur même de l’idée démocratique. Elle doit pouvoir compter à la fois sur les collectivités publiques et les opérateurs du numérique pour servir effectivement la liberté et la créativité, pour faire respecter les règles qui encadrent et promeuvent l’usage universel du numérique. C’est en effet de la société civile que viendra - que vient déjà - le sens du mouvement qui écartera les menaces et élèvera le niveau de la civilisation.

Les lignes qui suivent vont au cœur du sujet : « Quelle serait une société universelle qui n’aurait point de pays particulier (...) ? Qu’en résulterait-il pour ses mœurs, ses sciences, ses arts, sa poésie, comment s’exprimeraient des passions ressenties à la fois à la manière des différents peuples dans les différents climats ? Comment entrerait dans le langage cette confusion de besoins et d’images produits des divers soleils qui auraient éclairé une jeunesse, une virilité et une vieillesse communes ? Et quel serait ce langage ? (...) Sous quelle loi unique existerait cette société ? Comment trouver place sur une terre agrandie par la puissance d’ubiquité et rétrécie par les petites proportions d’un globe souillé partout ? »

De qui sont-elles ? De Chateaubriand en 1841 (Mémoires d’Outre-Tombe, IV partie, Livre X).

<< Retour au sommaire Télécharger le PDF de l’article

PRES@JE.COM

Une publication de l’Institut PRESAJE
(Prospective, Recherche et Etudes Sociétales Appliquées à la Justice et à l’Economie)
30 rue Claude Lorrain 75016 Paris
Tél. 01 46 51 12 21 - E-mail : contact@presaje.com - www.presaje.com
Directeur de la publication : Michel Rouger

Pour ne plus recevoir d’e-mails de la part de Presaje, cliquez ici

>> CONSULTER LES PRECEDENTS NUMEROS