JUIN 2015 - N°26

Les « digital natives », une vraie rupture sociétale
Le sociologue Ferdinand Tönnies en contrepoint

par Gérard Thoris, professeur à Sciences-Po et consultant à Socieco (Sociologie et Economie)

Le système des Tweets et plus généralement de « profil » internet de type Facebook ou Google + se rapproche de la « communauté d’amitié » décrite à la fin du XIXème siècle par le sociologue allemand Ferdinand Tönnies : « l’amitié spirituelle forme une espèce de lien invisible, une cité, une réunion mystique animée par une intuition et une volonté créatrice ». Les nouvelles technologies sont-elles en train de ramener l’individu à la tribu ? L’Etat, la grande institution et la grande entreprise ont du souci à se faire. Troisième et dernier volet de l’enquête de Gérard Thoris sur le basculement sociétal des « digital natives ». Voir Presaje.Com n°24 (Marshall McLuhan) et n°25 (Adam Smith)


Voici qu’on vous annonce le rendez-vous annuel de l’organisation - entreprise, association ou administration - dans laquelle vous travaillez. Bien entendu, en bon Français, vous vous moquez un peu de ces liturgies sociales mais, pour rien au monde, vous ne manqueriez la célébration, ne serait-ce que pour rencontrer en face à face collaborateurs, collègues et amis avec lesquels vous échangez désormais de manière virtuelle. Seulement voilà, un petit rien vous intrigue : votre n+1 vous demande de créer un compte Twitter !

Un peu surpris, vous résistez à cette injonction mais, le jour J, vous ne pouvez plus y couper. A chaque instant, des ateliers aux réunions plénières, il vous faudra « twitter » vos idées - dont le partage est évidemment un des buts de la rencontre -, vos états d’âme - ce qui dépasse un peu le cadre de la vie professionnelle ou associative -, les photos que vous prendrez ici ou là dans la manifestation. Tous ces Tweets sont bien entendus reçus de tous et, en même temps, projetés en temps réel sur les écrans que l’on retrouve jusqu’aux portes des chambres de l’hôtel !

Hier, on apprenait à distinguer liberté de conscience et liberté d’expression et l’on savait que « toute vérité n’est pas bonne à dire ». Aujourd’hui, on se moque de la vérité mais on exige une forme de transparence entre l’apparition d’une idée ou d’un sentiment et son expression publique. Voilà qui nous ramène longtemps en arrière. Marshall McLuhan, encore lui, expliquait que « l’homme alphabétisé subit une profonde séparation de sa vie imaginative, émotive et sensHier, on apprenait à distinguer liberté de conscience et liberté d’expression et l’on savait que « toute vérité n’est pas bonne à dire ». Aujourd’hui, on se moque de la vérité mais on exige une forme de transparence entre l’apparition d’une idée ou d’un sentiment et son expression publique. Voilà qui nous ramène longtemps en arrière. Marshall McLuhan, encore lui, expliquait que « l’homme alphabétisé subit une profonde séparation de sa vie imaginative, émotive et sensorielle »1. Eh bien, osons l’analogie : l’homme twitter et twitté perd cette distance critique, avec une conséquence fondamentale en matière de socialisation : « Si l’Occidental subit une profonde dissociation de sa sensibilité intérieure, du fait qu’il utilise l’alphabet, il y trouve par contre la liberté personnelle de se dissocier du clan et du système de parenté » (ibid.).

Sommes-nous vraiment en train de perdre cette liberté de se constituer comme individu ? Pour tenter de répondre à cette question, on peut s’appuyer sur la distinction entre Communauté et société développée par le sociologue allemand Ferdinand Tönnies en 1887. Le monde moderne est celui de la société (Gesellschaft). Il répond bien « au changement que l’homme tribal éprouve quand il s’alphabétise. Sa relation avec son groupe social se vide presque complètement de toute émotion et de tout sentiment familial collectif » (Marshall Mc. Luhan, ibid., p. 106). Dans les termes de Ferdinand Tönnies, cela veut dire que la société est fondée sur un acte volontaire dans lequel « chacun est pour soi et dans un état de tension vis-à-vis de tous les autres »2. Cette société « brise continuellement ses frontières réelles ou fortuites » (ibid., p. 208), que ce soit la famille, la classe où l’on étudie, la corporation dans laquelle on travaille... Ce que Le Chapelier fait inscrire dans la loi, « entre l’individu et l’Etat, il ne doit pas y avoir de corps intermédiaires » (1791), la société le réalise spontanément suivant le moteur de l’intérêt : « Chaque personne recherche en elle son avantage propre et n’approuve les autres que dans mesure et pour le temps où celles-ci désirent le même avantage qu’elle-même » (ibid.).

Au contraire, « partout où des hommes dépendent les uns des autres par leurs volontés organiques et s’approuvent réciproquement, il y a communauté » (Gemeinschaft) (ibid., p. 199). Or, notre système de Tweet et, plus généralement, de « profil » internet (Facebook, Google+, etc.) se rapproche de la communauté d’amitié telle que la définit Tönnies : « L’amitié spirituelle forme une espèce de lien invisible, une cité, une réunion mystique animée en quelque sorte par une intuition et une volonté créatrice » (ibid., p. 200).

De la société aux « communautés d’amitié »

Reste à comprendre l’enchevêtrement de la communauté et de la société. Tönnies s’est défendu de tout évolutionnisme. Pourtant, que ce soit Smith, Tocqueville, Durkheim ou Marshall McLuhan, tous, avec des arguments divers, observent la puissance de l’individu libéré des contraintes sociales pour créer une société civile de nature marchande. En d’autres termes, l’époque moderne peut être considérée comme le triomphe progressif de la société civile sur « la parenté, le voisinage (voire) l’amitié » (ibid., p. 199), c’est-à-dire sur les conceptions organiques de la société. Le curseur va bien de la communauté à la société, malgré certaines résistances significatives des formes de vie communautaire.

Or, ne peut-on dire qu’aujourd’hui, le curseur paraît aller de la société aux communautés d’amitié, avec un pluriel représentatif de l’éclatement des valeurs personnelles et sociales ? Savourons ce texte de Tönnies : « La divinité reconnue et fêtée par les mêmes esprits intervient directement dans l’entretien du lien puisqu’elle seule, ou elle avant tout, lui confère une forme vivante et durable. Ce bon esprit n’est pas le dieu d’un lieu fixe, mais vit dans la conscience de ceux qui le vénèrent et les accompagne dans leurs voyages en terre étrangère » (ibid., p. 200). Le texte n’est pas clair sur ce que peut être cette « divinité » mais l’essentiel est bien qu’elle soit « reconnue par les mêmes esprits ». L’application aux réseaux sociaux coule de source !

Nous voilà devant un problème social de taille : si les nouvelles technologies effacent les conséquences de l’alphabétisation, si émotionnellement, elles ramènent l’individu à la tribu (citation inverse de Marshall McLuhan, p. 106), comment peuvent encore fonctionner les grandes institutions poussées par le développement de la société : les entreprises multinationales ou l’État ? Constatons d’abord qu’elles ont perdu la confiance des sondés. En février 2015, à peine 33 % des personnes interrogées font confiance au gouvernement ; au contraire, 68 % d’entre elles font confiance au conseil municipal3. Ce pourraient être des chiffres liés aux personnes mais la démocratie elle-même est questionnée : elle fonctionnait « assez bien », voire « très bien » pour 50 % des sondés en décembre 2009 ; elle fonctionne désormais « pas très bien », voire « pas bien du tout » pour 61 % d’entre eux en février 20154.Quant aux grandes entreprises privées, leur capital confiance (48 %) ne tient pas la route par rapport aux petites et moyennes entreprises (84 %).

Sans vouloir compliquer les choses, on peut considérer que la confiance est comme l’amitié spirituelle de Tönnies : « Elle forme une espèce de lien invisible, une cité, une réunion mystique animée en quelque sorte par une intuition et une volonté créatrice » (op. cit., p. 200). Alors, on comprend mieux l’usage du Tweet dans les réunions professionnelles ou associatives. Que ses promoteurs en soient ou non conscients, il a pour but de créer ce lien affectif qu’affectionnent les digital natives. Mais il a évidemment pour conséquence parallèle de refroidir les cerveaux structurés par l’alphabétisation !

Le Tweet de l’homme politique, exercice convenu

Mais qu’en est-il dans la vie politique ? Les hommes politiques peuvent bien tweeter, par procuration ou personnellement, cela ne peut être que convenu. Plus grave, ils ont perdu la main lorsqu’ils cherchent à susciter l’unité nationale derrière les valeurs de la République. Le simple fait de devoir s’y référer explicitement est déjà le signe que leur force dans la conscience des citoyens s’est amenuisée. Mais comme pour tenter de réveiller une ardeur éteinte, ils ont usé et abusé de ce qui est devenu une abstraction, 65 % des Français déclarent que « l’emploi des termes de « République » et de « valeurs républicaines » par les politiques ne les touche et ne leur parle pas vraiment car ces termes ont été trop utilisés et ont perdu leur force et leur sens »5. Bien entendu, des événements d’une extrême gravité qui remettent en cause de manière concrète ces valeurs, dont « la sûreté », créent un mouvement social de grande ampleur, ainsi qu’on l’a vu avec « l’esprit du 11 janvier ». Mais il est à noter que cette « valeur » pourtant inscrite dans le préambule de la Constitution du 24 juin 1793 ne fait pas partie des mémentos de la République !

Finalement, l’état des communautés politiques avant la création des Républiques modernes pourrait servir de modèle pour envisager le monde de demain. N’est-ce pas ce qu’il faut comprendre avec les demandes d’autonomie en Ecosse ou en Catalogne ?

Que tout soit fait par les représentants élus pour éviter l’éclatement de la société, c’est compréhensible. Mais, à moins de les interdire pour un motif ou pour un autre, ils sont ou seront obligés d’organiser une nouvelle répartition du pouvoir avec les communautés qui se constituent sur la toile comme autant de synapses dans le cerveau !

Est-ce que l’empire est ce modèle ? Ce n’est pas si simple. L’empire d’hier gérait des communautés constituées sur une base géographique. L’exemple des Français candidats au djihad montre que le problème ne se pose plus exactement dans les mêmes termes. La déchéance de la nationalité ne fait que confirmer celui qui la subit : le lieu qui le voit naître chaque jour, ce n’est pas une famille, une classe, un quartier, une entreprise, c’est un réseau de « like » où l’altérité est proscrite !

Décidément, les mânes de Karl Marx sont toujours vivants : le progrès technique détermine, en dernière instance, la superstructure juridico-politique ! La question de sa prochaine forme historique est ouverte.

1 Marshall Mc Luhan (1968), Pour comprendre les média. Les prolongements technologiques de l’homme, Paris, Mame/Seuil, coll. Points, p. 112
2 Ferdinand Tönnies (1887), Communauté et société, extraits choisis sous la direction de Karl M. Van Meter (1992), La sociologie. Textes essentiels, Paris, Larousse, p. 207
3 Sondage CEVIPOF, vague 6bis, février 2015. Média Internet, HYPERLINK "http://www.cevipof.com/fr/le-barometre-de-la-confiance-politique-du-cevipof/resultats-1/vague6/vague6bis/" http://www.cevipof.com/fr/le-barometre-de-la-confiance-politique-du-cevipof/resultats-1/vague6/vague6bis/ , page 18.
4 Ibid., p. 23
5 On peut discuter du caractère exagérément fermé de la question posée par l’IFOP pour Atlantico les 19-21 mai 2014. Média Internet HYPERLINK "http://www.atlantico.fr/decryptage/sondage-65-francais-ne-sont-plus-sensibles-aux-termes-republique-et-valeurs-republicaines-jerome-fourquet-vincent-tournier-2134825.html" http://www.atlantico.fr/decryptage/sondage-65-francais-ne-sont-plus-sensibles-aux-termes-republique-et-valeurs-republicaines-jerome-fourquet-vincent-tournier-2134825.html, publié le 10 mai 2015.

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