JUIN 2016 - N°29

Brexit, un moment de vérité pour l’Europe judiciaire
Improbables perspectives judiciaires d'une hypothèse

Par Thomas Cassuto, Magistrat, Docteur en droit

Depuis son entrée dans la Communauté, le Royaume-Uni a constamment revendiqué un statut à part. Une attitude qui a pu contribuer aux lenteurs de la construction d’une Europe judiciaire. Concrètement, le dénouement des liens en cas de Brexit aurait plus de conséquences négatives outre-Manche que dans le reste de l’Union. En s’enfermant dans une indépendance confinant à l’isolement, le Royaume-Uni prendrait même le risque de rendre le droit continental plus attractif.


Le 13 octobre 2014, l'Institut PRESAJE organisait à Paris un colloque sur le thème « quel avenir pour la coopération judiciaire en Europe ? ». Le sujet était vaste, mais il n'occultait pas la question de la coopération judiciaire avec le Royaume-Uni. Sylvie Petit-Leclair, Procureure générale évoquait notamment que cette coopération était possible... et que les différences entre les systèmes ne pouvaient être un obstacle en soi. En effet, si la coopération judiciaire n'apparaît pas être un élément central du marché commun instauré en 1957, elle peut à certains égards illustrer la difficulté de la relation entre les îles britanniques et le continent. Car, naturellement, en créant un ordre juridique supranational, l'UE se devait de se doter des moyens de le faire respecter et de protéger ses citoyens.

Pourtant, la construction d'une Europe judiciaire constitue l'un des chantiers les moins aboutis l'Union. En effet, alors que le marché commun a connu un développement accéléré, la conception et la mise en œuvre d'une politique pénale destinée à protéger ce marché commun a fait défaut. Dans ce contexte, de manière quasi paradoxale, la perspective d'un Brexit laisse entrevoir peu de conséquences pour les continentaux et de bien plus négatives, y compris sur le terrain de la souveraineté, pour les sujets de sa Majesté.

1. Un Brexit sans grande conséquences judiciaires en Europe continentale

La mise en œuvre des Traités de Maastricht puis de Lisbonne a instillé l'idée que le Royaume-Uni n'était pas véritablement dans l'UE. Dans le cadre du troisième pilier, les décisions cadres, devaient être adoptées à l'unanimité, la Commission ne disposait pas de pouvoir de constatation de manquement. Ainsi, les dispositions de ces instruments étaient rédigées dans un langage peu contraignant et leur transposition par les États membres ne pouvait guère être critiquée. S'agissant de la libre circulation des personnes, la position du Royaume-Uni devait conduire à la création d'un Espace Schengen excluant les Iles Britanniques et conduisant à un contrôle aux frontières, sans grande plus-value sur le plan de la sécurité.

L'entrée en vigueur du Traité de Lisbonne devait confirmer cette tendance. En effet, à l'issue d'une période transitoire de 5 ans, le troisième pilier était communautarisé, la Commission retrouvant de jure une plénitude de juridiction pour sanctionner sa parfaite transposition. Mais, le Royaume-Uni se voyait octroyer un double mécanisme d'option, d'une part sur le paquet du troisième pilier et d'autre part sur les mesures adoptées consécutivement. Ainsi, le Royaume-Uni, dispose du droit discrétionnaire de choisir d'appliquer ou non une législation qu'il a négocié au Conseil et au Parlement. L'option exercée ces dernières années de ne pas participer à certains instruments est apparue comme une régression pour les droits des citoyens de ce pays. Le paradoxe ultime réside dans l'instauration d'un parquet européen par décision à l'unanimité des États membres ou dans le cadre d'une coopération renforcée. Autrement dit, la garantie d'un projet ambitieux, premier transfert de souveraineté en matière de poursuites judiciaires dépend d'une décision à l'unanimité. Le Royaume-Uni étant opposé à un transfert de souveraineté, le Brexit pourrait permettre de relancer une nouvelle orientation à ce dossier afin de mieux protéger les intérêts financiers de l'UE et ses contribuables.

Plus généralement, la formulation lors du sommet de Tempere en 1999 de faire de la reconnaissance mutuelle la pierre angulaire de la coopération judiciaire a relancé la coopération judiciaire. Ce principe, inspiré de la pratique au Royaume-Uni, a également permis au système de common law de revendiquer ses spécificités. Du fait du Brexit, la coopération judiciaire trouverait encore dans les instruments du Conseil de l'Europe des outils mais avec un degré d'efficacité singulièrement réduit, là où la coopération trouve déjà des limites. Les anglais feraient ainsi objectivement choix de traverser le Channel en 2CV, délaissant ainsi la Rolls aux continentaux.

La situation dans le domaine de la coopération judiciaire civile est globalement la même. Le Brexit devra nécessairement être compensé pour éviter que la cause des citoyens britanniques ne devienne stérile. La reconnaissance au Royaume-Uni des décisions continentales ne sera sans doute pas pire. Par ailleurs, ce pays devra trouver des solutions pour s'assurer que les décisions rendues par les juridictions insulaires bénéficient d'un minimum d'autorité de la chose jugée sur le continent. Ainsi, les conventions de La Haye en matière de contrat, de droit de la famille etc. assureraient un service minimum. En revanche, plus douloureuse pourrait être la situation du Royaume-Uni.

2. Un Brexit douloureux pour le Royaume-Uni ?

Si les contrôles aux frontières ne peuvent protéger le Royaume-Uni de la pression migratoire, qui s'exerce notamment depuis Calais ou Ostende, comment la sortie du Royaume-Uni, qui perdrait ainsi son influence dans l'UE pour débattre et tenter de résoudre le plus en amont possible, notamment d'un point de vue géographique, pourrait-elle améliorer sa situation.

Le Brexit, pourrait conduire à l'instauration d'un régime d'association dans le cadre de l'Espace Economique Européen, placerait le Royaume-Uni vis-à-vis de l'UE avec la possibilité de choisir d'appliquer des règles qu'il n'aurait pas négocié dans le cadre du Conseil. L'indépendance idéologique y gagnerait au prix d'une servitude technocratique, l'accord d'association ne pouvant être négocié que sur une base acquise. Dans le cadre d'EUROJUST et d'EUROPOL, le Royaume-Uni se verrait sans doute admis comme observateur et pourrait participer à la marge mais sans pouvoir y peser. Globalement, il s'exclurait du train de la modernité.

L'idée qui tend à se développer d'un ordre public européen auquel peuvent se consacrer et se coordonner en toute confiance les autorités des États membres prospérerait à l'insu du Royaume-Uni enfermé dans une indépendance confinant à l'isolement pur et simple. Outre que le Royaume-Uni pourrait apparaître un havre d'autant plus propice à l'investissement criminel qu'il s'est exclu de l'UE, il se trouverait relayé au second rang dans la lutte contre la criminalité organisée. Ceux qui vitupèrent contre Bruxelles se conforteraient dans l'idée que le crime vient du continent en omettant pudiquement de relever qu'il trouverait au Royaume-Uni un terreau fertile à sa prospérité. L'objectivité commanderait alors la pudeur compatissante vis-à-vis d'un choix démocratique et souverain, quand bien même celui-ci serait à contre-courant de l'Histoire et contraire aux intérêts de ses promoteurs.

Enfin, dans le domaine du droit civil, la sortie du Royaume-Uni pourrait redonner vigueur à l'attrait du droit continental. L'UE pourrait continuer à harmoniser les droits nationaux afin de renforcer l'attractivité et la compétitivité du marché commun en réduisant, indépendamment du Royaume-Uni, les obstacles à la concurrence et en renforçant la sécurité juridique dans cet espace.

Anti-conclusion

La relation entre le Royaume-Uni et l'UE ne s'achèvera pas le 23 juin 2016. Nul ne peut ignorer le rôle déterminant de ce pays dans la défense de la liberté en Europe. Ainsi, son destin est intimement lié au continent. A cet égard, l'héritage de Churchill est double. La démocratie britannique, au prix d'immenses sacrifices, s'est constituée en rempart contre la tyrannie et la barbarie. Ces sacrifices étaient légitimes au nom des principes défendus et de l'ancrage vital du Royaume-Uni en Europe. Au XXIème siècle, face aux superpuissances économiques et militaires, avenues ou émergentes, seule une Europe politiquement unie sur ses fondements peut faire face aux défis futurs.

La perspective d'un Brexit apparaîtrait comme une victoire purement dialectique des souverainistes. La prétendue préservation de l'indépendance d'une fonction éminemment régalienne telle que la Justice pourrait laisser entendre que les droits des citoyens, l'ordre public national et l'intérêt d'une Nation seraient mieux protégés. C'est sans conteste une affirmation fausse, qui, si elle devenait contagieuse, précipiterait l'Europe dans la décadence néo-moyenâgeuse d'une collection de sociétés-Etats repliées sur elles-mêmes.

Après avoir forcé l'entrée dans la CEE, le Royaume-Uni a constamment revendiqué un statut à part. En consacrant cette singularité, les Traités ont ouvert la voie à un marchandage permanent dont l'une des issues ne pouvait être que la rupture, c'est à dire, la confrontation intime du peuple anglais avec lui-même sur son avenir dans l'UE. S'il est difficile de retenir un partenaire même lorsque cela va à l'encontre de son propre intérêt, le débat outre-Manche ne peut nous laisser indifférents. Même si le Brexit offrait à l'UE l'opportunité de reprendre sa marche en avant, dans un sursaut existentiel vital, notamment dans le domaine d'une intégration judiciaire.

Sur le plan judiciaire, laissons la parole un brin optimiste à Michael Hopmeier, juge londonien (Circuit judge, Kingston-on-Thames, au moment de son intervention.) et intervenant lors du colloque du 13 octobre 2014: « but [...] we still share the same end goal, namely that we all want to see an effective result which is fair, with proper orders and judgments enforced quickly with proper reciprocal recognition and enforcement of orders in the EU. ». Cet idéal que les praticiens du droit partagent serait incontestablement et dramatiquement remis en cause par un Brexit.

1 http://presaje.com/media/uploads/verbatim_coop%C3%A9ration_judiciaire_13_10_14_-_vd.pdf
2 Circuit judge, Kingston-on- Thames, au moment de son intervention.

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