NOVEMBRE 2016 - N°30

Le Brexit et la politique de voisinage de l’Union européenne : un dommage collatéral

Par Jocelyn Guitton, maître de conférences à Sciences Po Paris et Premier Secrétaire à la Délégation de l'Union européenne en Ukraine

L'impact du Brexit sur les relations entre l'Union européenne et ses voisins fait partie des dommages collatéraux du vote du 23 juin. Le cas de l'Ukraine, l'un des six pays du Partenariat oriental1 (avec la Moldavie, la Géorgie, la Biélorussie, l'Arménie et l'Azerbaïdjan), avec laquelle l'UE a récemment signé un Accord d'Association2, l'illustre bien.


Les observateurs ukrainiens ne s'y sont pas trompés et tant la campagne que les évolutions de la politique britannique depuis le 23 juin 2016 ont fait l'objet d'une attention soutenue dans ce pays, où les conséquences du Brexit sont presque unanimement perçues comme négatives tant pour les relations entre l'UE et l'Ukraine que pour l'Ukraine en général.

La première crainte a trait au déficit d'attention envers les pays tiers qui pourrait résulter du processus de sortie du Royaume-Uni. D'un point de vue technique, l'Union européenne va devoir mobiliser des ressources administratives pour gérer ce processus complexe, lesquelles, en période de contrainte budgétaire, seront mécaniquement puisées parmi les ressources existantes. De manière plus préoccupante, face à une actualité chargée dans une Europe en proie à de nombreuses crises, et où la concurrence est féroce pour figurer en haut de l'agenda des préoccupations des leaders européens, le Brexit va "consommer" du temps politique. Comme l'écrivait récemment Olena Bilan, une économiste influente en Ukraine, "le Brexit va indubitablement tenir les leaders européens occupés à gérer les affaires internes, ce qui signifie que l'Ukraine pourrait disparaître des radars de ses partenaires européens".3

Or l'attention extérieure est cruciale dans le processus de réforme ukrainien : elle est nécessaire pour dissuader autant que faire ce peut la Russie de continuer à déstabiliser l'Ukraine, et elle est nécessaire également pour maintenant sur les autorités ukrainiennes un certain degré de pression, celles-ci demeurant tiraillés entre vieux démons et réelles velléités réformatrices. L'actualité récente a montré que l'un des principaux problèmes dans l'adoption de réformes par les autorités ukrainiennes est le manque d'appropriation de celles-ci, comme si les réformes nécessaires à la sortie de crise du pays (stabilisation macroéconomique, lutte contre la corruption, réforme de l'appareil judiciaire et de l'administration, etc.) étaient proposées par le gouvernement et votées par le Parlement ukrainien non dans l'intérêt bien entendu du pays mais pour obtenir le déboursement de l'aide internationale, et en premier lieu celle du Fonds Monétaire International et de l'UE. On peut espérer qu'un processus vertueux va progressivement s'engager lorsque les citoyens ukrainiens vont au fur et à mesure prendre conscience que les réformes demandées par le FMI, si douloureuses qu'elles puissent être à court terme, produisent des effets positifs durables. Mais dans cette attente, la vigilance des acteurs internationaux est nécessaire, et tout relâchement s'accompagne d'un ralentissement observable du rythme des réformes.

Plus généralement, l'attractivité du modèle européen est un point d'ancrage clé pour les autorités et la population ukrainienne. Si la perspective pour l'Ukraine de rejoindre l'UE est sans doute au mieux lointaine, la perspective de connaître un développement économique et social sur le modèle de la Pologne4 par exemple est un puissant vecteur d'acceptation de réformes difficiles. Or le fait que certains pays la quittent a forcément un impact négatif sur la perception de l'UE et remet en question les sacrifices que les citoyens ukrainiens sont prêts à consentir pour s'en rapprocher.

La deuxième crainte a trait au fait que le Royaume-Uni fait partie des pays souvent perçus comme "pro-ukrainiens" dans le conflit qui oppose la Russie à l'Ukraine, au côté de certains pays de l'Est comme la Pologne ou les Pays baltes. C'est l'un des États membres de l'UE qui appuie les sanctions avec le plus de vigueur, dans un contexte où la reconduction de celles-ci est toujours soumise à incertitudes, et où les voix discordantes sont nombreuses, même si l'UE est restée jusqu'à aujourd'hui d'une remarquable unité quant au vote de celles-ci.

C'est dans ce cadre que l'on peut interpréter la visite de Boris Johnson en Ukraine les 14 et 15 septembre 2016, l'une des premières visites à l'étranger hors UE du ministre des affaires étrangères britannique fraîchement nommé. Visite non dénuée de paradoxes puisqu'on y a vu l'un des plus farouches tenants du Brexit venir défendre en Ukraine les positions de l'UE (attachement à l'intégrité territoriale de l'Ukraine, y compris concernant la Crimée, poursuite des sanctions, etc.) tout en évitant soigneusement de mentionner le mot Europe dans le communiqué de presse5 publié à l'issue de la visite !

La troisième crainte est liée au fait que le Brexit pourrait témoigner de l'influence croissante de la Russie sur certains partis et politiciens européens. Nombreux sont ainsi ceux qui ont interprété le vote britannique comme un succès de la propagande russe, notamment si l'on adhère à la thèse qu'une Europe divisée sert les intérêts de la Russie. Théorie discutable mais alimentée par exemple par les déclarations d'admiration de Nigel Farage envers Vladimir Poutine6 et sa reprise de la rhétorique du Kremlin quant à la crise ukrainienne ("l'UE a du sang sur les mains dans la crise ukrainienne"), et plus généralement par le refroidissement des relations UE-Russie depuis le déclenchement de la crise ukrainienne.

Le projet de Partenariat oriental, lancé en 2008, a en effet souvent été présenté comme concurrent du projet d'Union douanière lancé en 2010 par la Russie, le Kazakhstan et la Biélorussie puis transformé en Union eurasienne en 2015. Si les accords de libre-échange proposés par l'UE à l'Ukraine, la Moldavie et la Géorgie sont parfaitement compatibles avec les accords similaires qui préexistaient avec la Russie, il vrai que l'appartenance à une union douanière telle que l'Union eurasienne prive les membres de celle-ci d'une politique commerciale indépendante et donc de la capacité de signer des accords bilatéraux avec l'UE7. Dès lors, tout ce qui affaiblit l'UE affaiblit donc le Partenariat oriental et par voie de conséquence augmente les chances de voir à terme se déliter un projet perçu comme concurrent, voire de voir un jour l'Ukraine rejoindre l'Union eurasienne (perspective néanmoins mise à mal par bientôt trois années de conflit – sous différentes formes – qui laisseront des cicatrices durables).

Si dommage il y a donc, il ne fait guère de doute par ailleurs qu'il soit collatéral, car si la question du Brexit préoccupe les Ukrainiens, on peut admettre que les conséquences de celui-ci sur la politique étrangère de l'UE n'a pas fait partie des préoccupations des électeurs britanniques.

Comme dans beaucoup de domaines, l'impact concret du Brexit ne se fait ressentir que progressivement : c'est au fur et à mesure que les effets se révèlent, dans des domaines souvent éloignés des préoccupations qui ont amené les électeurs britanniques à se prononcer en faveur d'une sortie de l'UE. Ce n'est que pas-à-pas que l'on se rend compte à quel point il est difficile de faire "d'une omelette sans casser des œufs".

Or chaque question bilatérale entre l'UE et l'Ukraine doit désormais prendre en compte les conséquences du Brexit, rendant plus complexes encore les relations entre l'UE et son voisin. Le montant de l'assistance apportée par l'UE à l'Ukraine doit-il être revu du fait d'une baisse probable de la contribution britannique au budget de l'UE ? Quels vont désormais être les engagements du Royaume-Uni envers l'Ukraine du fait de l'Accord d'association, lequel a été ratifié par le Parlement britannique, et qui lie donc le pays, mais qui demeure un accord bilatéral entre l'UE et l'Ukraine en vertu du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne ? Quel va être impact sur l'accès des entreprises ukrainiennes au marché britannique, alors que le libre-échange est la pierre angulaire de cet accord ? Les questions sont non seulement nombreuses, mais elles ne sont même pas réellement dénombrables à ce stade.

Le cas de l'Ukraine apparaît donc comme un exemple de plus des conséquences imprévues d'un choix qui affecte donc non seulement le Royaume-Uni et l'UE mais également leurs relations avec les États tiers. La présence de parties tierces, qui vont naturellement avoir à cœur de défendre leurs intérêts dans le processus, ne va pas simplifier la tâche des négociateurs londoniens et bruxellois.

1 eeas.europa.eu/topics/eastern-partnership_en
2 Cet accord, rentré en vigueur de manière provisoire le 1er janvier 2016, prévoit notamment une libéralisation progressive des échanges commerciaux entre l'UE et l'Ukraine, et l'adoption par l'Ukraine d'une partie de l'"acquis communautaires", c'est-à-dire des règles techniques et sanitaires, de concurrence, de passation des marchés publics, etc.
3 "Brexit will undoubtedly keep European leaders busy with settling internal issues, meaning Ukraine may disappear from radars of its European partners" voxukraine.org/2016/06/21/brexit-shall-ukrainians-worry-en/
4 Quoique nécessairement très imparfaite (notamment parce que seule l'Ukraine faisait partie de l'Union soviétique), la comparaison entre l'Ukraine et la Pologne est fréquemment faite pour montrer l'apport de l'UE au développement de cette dernière. Pays de tailles de population similaires, à l'histoire entremêlée (l'extrême-Ouest de l'Ukraine était Polonais jusqu'en 1941), et qui surtout avaient un Produit intérieur brut par habitant équivalent en 1990, la Pologne s'est enrichie au point de voir son niveau de PIB par tête atteindre trois fois celui de l'Ukraine en 2013 – c'est-à-dire avant même que ne débute la crise ukrainienne.
5 www.gov.uk/government/news/foreign-secretary-to-visit-ukraine
6 www.theguardian.com/politics/2014/mar/31/farage-i-admire-putin
7 Voir J. Guitton, Union européenne et Union économique eurasienne: concurrence ou coopération?, Telos, janvier 2016, www.telos-eu.com/fr/union-europeenne-et-union-economique-eurasienne-co.html

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