OCTOBRE 2013 - N°21

La « fabrique » du consensus : un lent cheminement, une rencontre incarnée
Témoignage

par Bernard Lecherbonnier, éditeur, directeur de recherche à l’Université de Paris

Le consensus ne se décrète pas. Il se façonne, se construit jour après jour. Aucune recette de management ne vient au secours d’un leader incapable de motiver et de rassembler autour d’un projet. Le consensus nait de la rencontre au quotidien, de l’intériorisation progressive d’opinions ou de valeurs communes ainsi que l’explique Bernard Lecherbonnier à travers deux expériences vécues.


Impossible pour moi d’écrire une ligne sur le thème du consensus sans me rappeler, sans partager une anecdote vécue en compagnie de Marcel Jullian, le scénariste de La Grande Vadrouille.

Nous déambulions boulevard du Montparnasse et nous tombons sur un de ces producteurs mondains qui font le pied de grue dans les restaurants à la mode. Le dialogue manque franchement de chaleur. Jullian reproche au gandin son absence d’engagement dans un récent conflit professionnel avec le ministère de la Culture. L’homme déploie ses grands bras en signe de défense :
« Mais, Marcel, vous le savez bien. Je n’aime pas les conflits ! Je suis un consensuel ! »
L’oeil acéré de Jullian décoche sa flèche :
« Vous êtes un con…sensuel ? Je n’en ai jamais douté. Et c’est agréable ? »

Bien à tort, j’ai toujours tendance à assimiler les tenants du consensus à ce bavard distingué aux tempes argentées et à la pochette avantageuse. Bien à tort, car j’en ai connu d’autres qui, sans nécessairement ni l’énoncer ni le proclamer, faisaient réellement consensus autour d’eux.

C’était le cas de mon premier patron. Le troisième de la dynastie. Une société familiale créée à la fin du XIXème siècle et devenue au fil des décennies la référence en son domaine. Infatigable, la mèche en bataille, il portait ses troupes au combat, tel un général de l’Empire. L’esprit de conquête inspirait toute son action. La connaissance approfondie de son entreprise, de son métier, de son marché lui donnait, bien plus que sa légitimité héréditaire, une autorité absolue que nul ne serait venu contester un tant soit peu. Je me rappelle qu’il appelait les représentants, les commerciaux de la firme ses « ambassadeurs ». Et ce n’était pas un acte de démagogie de sa part. Chacun d’ailleurs revendiquait ce titre.

Ce type de dirigeant continue d’exister. Le consensus s’est créé autour d’eux dans l’action, en marchant. L’organisation de leur société s’est également modelée au fil du temps et au rythme des événements. L’accent est davantage mis sur les compétences que sur les fonctions. La physiologie d’une telle entreprise est difficile à décrire, encore plus à formaliser. Les directeurs se sont façonné leur place, leurs responsabilités par et à travers leurs initiatives et leurs succès.

Le mythe de l’organigramme rationnel

Lorsque ce monarque éclairé a dû céder la barre à son successeur, issu, pour sa part, de la haute technocratie, la première préoccupation de l’arrivant fut de mettre de « l’ordre » dans l’organisation générale des postes et des fonctions, à ses yeux tout à fait opaque. Si, avec le partant, nul ne prononça jamais le mot « consensus », en revanche cela devint la marotte du nouveau PDG. « Vous aurez un organigramme dans les six mois ! Il faut que cette société ait enfin des règles de fonctionnement claires, admises et comprises par tous ! », annonça-t-il du haut de son autorité.

De la boite de Pandore surgirent aussitôt les vices de la division : rivalités refoulées, règlements de comptes sournois, revendications étouffées, conflits souterrains… Néanmoins, contre vents et marées, la création de l’organigramme devint l’obsession du nouveau régime dont le tort fut surtout de s’inspirer de modèles théoriques alors que l’analyse de l’existant aurait dû et pu guider son action réformatrice. Trois ou quatre esquisses donnèrent lieu à des mouvements sociaux, au départ de cadres mécontents, à une dégradation générale des résultats. L’esprit de conquête collectif avait laissé place au mauvais génie de l’ambition individuelle, de l’arrivisme déterminé. Il fallut près de deux ans pour que fût enfin publié le fameux organigramme censé apporter le consensus dans une entreprise défigurée.

Le consensus ne se décrète pas, il se façonne et il se crée. Telle est la leçon que je tire de cette expérience. Pour mener à bien une réorganisation consensuelle, il ne suffit pas d’emprunter des schémas livresques. Il faut s’appuyer sur la réalité pour la dynamiser et ouvrir des perspectives.

Une expérience heureuse en Scandinavie

Exemplaire est à ce sujet la transformation d’une grande société de nettoyage scandinave, spécialisée dans le ménage des bureaux. Comme toutes ses semblables, cette entreprise effectuait ses tâches de nuit dans les buildings d’affaires et employait des personnels majoritairement féminins et étrangers. A la pénibilité des travaux s’ajoutait l’absence de toute reconnaissance envers les agents. La présidente de la société avait la désagréable impression de commander et d’administrer des escouades d’esclaves auxquels on manquait singulièrement de respect et qui souffraient de l’ingratitude de leur état. Elle s’employa à convaincre ses grands clients d’accueillir les équipes de nettoyage aux heures ouvrables. Cette modification d’horaire entraîna en chaîne de multiples transformations : les employés apprirent à connaître et à apprécier le personnel de ménage, leurs exigences devinrent moins maniaques, des relations personnelles se nouèrent entre les personnels de bureau et de nettoyage. Ainsi naquirent notamment un grand nombre de liens individuels qui prirent parfois la forme de micro-entreprises : aide ménagère, baby-sitting, gardiennage, cuisine… Le fossé social et culturel s’était comblé entre populations de travailleurs qui se regardaient précédemment en chiens de faïence. Est-il besoin de souligner le bénéfice citoyen réalisé, sur le plan de l’intégration, à travers une telle initiative ?

Tout consensus artificiel est un miroir aux alouettes. Bernanos a écrit fort justement : « Qui part d’une équivoque ne peut aboutir qu’à un compromis. » Les politiques sont les champions de ce type d’accord conjoncturel et factice. Un véritable consensus suppose que chaque partie gagne à la transaction.

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