OCTOBRE 2013 - N°21

La défiance, obstacle à un « consensus de diagnostic » sur le stress au travail dans l’entreprise

par Patrick Légeron, psychiatre, fondateur du cabinet Stimulus, co-auteur du rapport sur les risques psycho-sociaux pour le Ministre du travail

La question posée illustre la difficulté du dialogue entre deux camps : « Avant de parler de stress au travail, dites-nous si vous êtes du côté du patron ou du côté des salariés ! ». En intervenant dans une entreprise déstabilisée par des affaires de suicides, Patrick Légeron n’avait d’autre intention que de construire un « consensus de diagnostic ». Il a pris alors la mesure de la chape de défiance qui pèse sur le monde du travail.


Il y a une dizaine d’années, alors qu’émergeait au sein du monde du travail la question du stress et de la souffrance qui pouvait y être liée, j’intervenais au sein d’un Comité d’hygiène et de sécurité1 d’une grande entreprise dont l’un des salariés venait de faire une tentative de suicide sur son lieu de travail. J’allais exposer aux participants présents, représentants de la direction des ressources humaines et partenaires sociaux, les actions qui pourraient être mises en place pour réduire le stress et prévenir les situations à risques pour les salariés. Avant même de prendre la parole, je suis assez violemment apostrophé par l’un des membres de cette commission. « Dites-nous d’abord si vous êtes du côté du patron ou du côté des salariés ». J’avoue avoir été déstabilisé par cette question, pensant que travailler à améliorer le bien-être des salariés dans une entreprise était une approche « gagnant-gagnant » et bénéficiait tout autant aux individus qu’à l’entreprise. Je pensais aussi qu’en tant qu’expert, je n’étais pas là pour m’inscrire dans un « camp » mais expliquer comment le stress pouvait se développer dans un environnement de travail et comment il pouvait être combattu2.

Hélas, aujourd’hui encore, l’abord des risques psychosociaux arrive difficilement à faire l’objet d’un consensus dans le monde du travail. Bien sûr, en 2004, un accord européen avait été signé par l’ensemble des partenaires sociaux des 15 pays de l’Union. Cet accord avait même été transposé en France en 2008 au niveau interprofessionnel avec l’aval de l’ensemble des syndicats patronaux et de salariés sur la question du stress au travail. Mais, comme les débats avaient été rudes et laissent encore des traces ! Les positions assez idéologiques sont malheureusement trop fréquentes entre un patronat et des directions d’entreprises qui voient dans le stress uniquement des manifestations de faiblesse psychologique de salariés et celles de certains syndicats qui expliquent tout par une organisation du travail délétère et des formes de management harcelante. En fait, la posture sérieuse est de considérer que ces deux visions du stress professionnel (individuelles et environnementales) se complètent plutôt qu’elles ne s’excluent. Reconnaître une partie de vérité des deux côtés, comme l’établissent les nombreuses recherches scientifiques réalisées dans ce domaine3 et travailler à construire un consensus de diagnostic puis d’action tant au niveau collectif qu’individuel est difficile dans notre pays, contrairement à nombreux de nos voisins, surtout d’Europe du Nord, chez qui ces questions sont abordées sereinement et les réponses largement consensuelles.

Ce difficile consensus s’explique en partie par l’importante défiance qui existe dans le monde du travail. Au vu des nombreuses enquêtes internationales, la France est un pays où la confiance à autrui est plus faible que dans les autres pays de niveau de développement comparable4. Au sein des entreprises, nous sommes le pays où les syndicats ont le moins de confiance dans le patronat et réciproquement, d’où la dureté du dialogue social aboutissant rarement à des consensus.

Dans une récente enquête française réalisée auprès de milliers de salariés, 12% seulement des répondants indiquaient qu’ils faisaient confiance aux syndicats pour améliorer leur bien-être au travail et encore moins (4%) à la direction de leur entreprise. L’immense majorité (74%) estimait que c’était à eux-mêmes qu’ils faisaient le plus confiance dans ce domaine5. Ce repli sur soi quasi narcissique, et l’individualisme qui en résulte, se nourrissent des difficultés du consensus dans le monde du travail. Ils compromettent aussi sérieusement l’indispensable collectif qui doit s’y développer.

1 Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail

2 Légeron P. Le stress au travail. Odile Jacob, Paris 2001,2003

3 Bellego M., Légeron P., Ribéreau-Gayon H. Les risques psychosociaux au travail. Les difficultés des entreprises à mettre en place des actions de prévention. De Boeck, Bruxelles 2012

4 Algan Y., Cahuc P., Zylberberg A. La fabrique de la défiance. Albin Michel, Paris 2012

5 Krauze J., Méda D., Légeron P., Schwartz Y. Quel travail voulons-nous ? La grande enquête. Les Arènes, Paris 2012.

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