OCTOBRE 2013 - N°21

Partis pris, diagnostics bâclés

par Albert Merlin, vice-président de l’institut Presaje

Les républiques changent, la France reste en tête du palmarès de la discorde. Pourquoi cet éternel climat de guerre civile ? Albert Merlin avance deux explications. D’abord un excès « d’imagination créatrice » qui transforme la vie publique en foire permanente aux idées. Ensuite, un défaut de rigueur dans la controverse économique. L’expression des opinions précède l’analyse sereine des faits. Un espoir : que la Cour des Comptes fournisse le socle « d’informations communes partagées » qui fait défaut dans le débat public.


« En France, on se déchire, en Allemagne, on se concerte »¹.J’emprunte à Jean-Louis Beffa ce raccourci saisissant. Saisissant et incontestable !

Pourquoi ce contraste ? Les analyses ne manquent pas. C’est la faute à l’Histoire, à notre tempérament « révolutionnaire », à notre amour du discours : notre ADN social, en somme, ne serait pas porté au consensus. On n’oublie qu’une chose. Ou plutôt deux.

Premièrement : les habitants de l’Hexagone, très discoureurs, attribuent cela à leur intelligence, qu’ils croient légèrement supérieure à la moyenne. Comment en douter ? Leur « production » intellectuelle sur tous les sujets (production industrielle, distribution, protection sociale, fiscalité) n’est-elle pas une preuve de leur capacité d’imagination ? Avec, à la clé, une boîte à pharmacie sans égale : il n’y a aucun problème qui ne suscite l’apparition d’un médicament possible. On écoute peu, on parle beaucoup. Les Français sont formés ainsi depuis leur plus jeune âge. Chacun a sa petite idée et l’exprime volontiers, à l’exception des sciences « dures », où il est tout de même plus difficile d’affirmer que la Terre est carrée. Dans les disciplines qualifiées de « molles » (économie, sociologie, science politique), c’est la foire aux idées : dans la presse, dans les bureaux, dans le métro. Ce foisonnement, à condition d’être inventif, devrait normalement faciliter la recherche du consensus. Non, ce serait déchoir ! Sans doute faut-il admettre que les Français sont faits pour le culte de la dissension.

C’est la conclusion implicite de Michel Rouger dans ce même numéro. En précisant tout de même qu’il existe en France, sans qu’on le dise, un substitut, qu’il nomme « consensus délégataire » : le peuple ne reconnaît finalement qu’un seul chef à qui donner son pouvoir : l’Etat, qu’il entretient « à très grands frais » !

Deuxième trait hexagonal, qui renforce la position de la France dans le palmarès de la discorde : le traditionnel mélange entre diagnostic et ordonnance, particulièrement accentué en économie.

Le mélange des faits et des opinions

Chez les Anglo-saxons, sur quelque question que ce soit, on analyse d’abord les faits, et ensuite seulement les médications. Chez nous, non : l’analyse factuelle prend du temps, elle le vole au temps de la prescription, laquelle procède du génie créateurde nos auteurs. Résultat : on débat à la fois - et dans le désordre - des faits et des recommandations. Faut-il s’en étonner, dans un pays où l’analyse économique est considérée non comme une démarche scientifique mais comme l’expression d’une opinion ?

Ce biais, particulièrement marqué dans l’Hexagone, fait que l’espoir d’un quelconque consensus relève du pari aventureux. Car comment espérer aboutir à des consentements réciproques si l’on n’est pas d’abord d’accord sur les faits ?

Exemple : l’éternel échange d’amabilités et parfois d’invectives sur le thème des inégalités. L’opinion courante, en France, est que notre pays est parmi les plus inégalitaires. Les organismes statistiques les plus sérieux, chiffres à l’appui, nous apprennent qu’il n’en est rien. Encore faut-il regarder les chiffres ! Qui le fait ?

La remarque vaut pour la plupart des notions économiques de base. Les comparaisons internationales sur les retraites, la durée du travail, la protection sociale, tenues à jour par des statisticiens dépourvus de préjugés, pourraient constituer un socle incontestable. On pourrait même envisager (on peut rêver) d’un « Text Book » purement descriptif, où les mécanismes économiques fondamentaux et leurs contraintes seraient présentés de façon non partisane (ce qui n’est pas le cas dans la plupart des manuels actuels), sachant que le mécanisme des prix, de l’investissement et de l’épargne n’est a priori ni de droite ni de gauche. Il s’agirait en somme d’un cours d’anatomie.

Ce rêve comporte-t-il un gramme de probabilité ? Bien sûr que non. La fête au parti pris, au diagnostic bâclé et aux propositions non documentées va continuer. A quoi bon, dans ces conditions, parler de recherche de consensus ?

Il y a cependant un trouble-fête qui, depuis quelque temps, tente d’esquisser un nouveau paysage : la Cour des Comptes. Institution réputée routinière et traditionnellement confinée au contrôle des procédures, la Cour des Comptes s’attaque maintenant aux sujets les plus « tabous », en adoptant la démarche scientifique (diagnostic et préconisations) : grandes entreprises nationales, établissements d’enseignement, finances locales, rien n’est laissé de côté , et la Cour ne se prive pas de juger les erreurs de calcul où l’insuffisance des démonstrations associées aux décisions d’investissement . Si seulement les medias - singulièrement l’audio visuel - accordaient autant d’importance aux rapports de la Cour qu’à l’écoute des petites phrases des hommes politiques ou à l’observation de la couleur des cravates du Président, la recherche du consensus pourrait avancer...

Mais il faudrait que la classe politique joue le jeu. Infatigable prosélyte de la tolérance, Bernard Esambert résume élégamment son ardent plaidoyer : « Que pendant deux ans, trois ans maximum, l’ensemble des forces politiques s’unissent pour mettre en commun des convictions bien supérieures aux divergences que les apparences leur confèrent, voilà qui permettrait à notre pays de reprendre le chemin qui a été le sien à plusieurs reprises dans le passé. »². Bernard Esambert y croit. Ou plutôt veut y croire.Mais il ne donne pas de date.

Rousseau disait qu’il « faudrait des dieux pour gouverner les hommes ». Non. Il suffirait qu’ils se supportent.

1 « Le Monde », supplément Europa, 13/09/2013

2 Une vie d’influence, Flammarion

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