OCTOBRE 2014 - N°24

Dans la société panoptique de demain, comment éviterons-nous le totalitarisme doux ?

par Olivier Babeau, professeur des Universités et consultant en stratégie

Le citoyen a-t-il conscience du réseau de surveillance dans lequel il est chaque jour un peu plus enserré ? Au nom de la lutte contre la menace terroriste ou de la protection contre toute forme de risque, les démocraties s’insinuent dans les moindres recoins de la vie privée. Olivier Babeau s’inquiète « d’une forme mielleuse de totalitarisme » que seule l’entreprise peut enrayer...


La prospective a toujours été un exercice risqué, l’avenir, comme l’a souligné Taleb dans son Cygne noir, étant avant tout le produit de l’imprévu. A l’ère numérique, la vitesse d’évolution des technologies et l’ampleur des changements qu’elles produisent rendent apparemment la tentative plus vaine que jamais. Et pourtant, de toutes les tendances qui se dessinent, aucune ne semble plus inévitable que le scénario orwellien.

Si Michel Foucault vivait encore, il ne manquerait pas de souligner la multiplication exponentielle des dispositifs de surveillance. Lui qui avait si bien remarqué, à travers le parallèle frappant entre le supplice de Damien et le règlement carcéral, que notre modernité était caractérisée par une intériorisation silencieuse de la contrainte bien plus efficace que son déploiement spectaculaire, serait frappé par le réseau dense de surveillance ininterrompue dans lequel nous évoluons désormais. La version moderne du fameux panoptikon de Bentham n’utilise plus une technologie architecturale mais informatique, mais il n’en est que plus redoutable.

A l’heure actuelle, les efforts de contrôle des Etats se concentrent sur la répression de la menace terroriste, dans le louable souci d’assurer la sécurité des populations. Les révélations de Snowden ont montré quels immenses moyens et quelles méthodes les Etats n’hésitaient pas à employer. En créant les outils ad hoc permettant l’interception et le traitement des échanges numériques entre individus, les Etats se donnent les moyens, demain, d’assurer plus largement la supervision complète de l’action sociale.

Cette possibilité sera d’autant plus opportune pour les Etats qu’internet représente pour eux une menace considérable. Parce qu’elle permet aux populations de coopérer directement, sans égard aux institutions et clergés créés pour cela, l’ère numérique est d’abord et avant tout une ère de la transgression : l’économie collaborative qui se développe grâce à la mise en relation opérée par les plateformes collaboratives court-circuite les institutions et menace directement l’industrie culturelle, les taxis, l’hôtellerie, et plus généralement le système politique représentatif en tant que tel. L’institution suprême qu’est l’Etat cherche naturellement à re-médiatiser les rapports sociaux, à réinstitutionnaliser la société qui est plus que jamais, comme le soulignait Clastres dès 1974, « contre l’Etat ».

Alors que les responsables politiques cherchent à refonder la légitimité de leur action et sont dans quête éperdu de résultats probants (ils manquent si cruellement en matière économique), la reprise en main du numérique est en train se s’organiser. Elle ne se fait certes pas au nom d’une quelconque répression, mais toujours au nom de l’intérêt des populations : à une logique répressive est substituée une logique de protection, mais le résultat sera identique. L’Etat-providence, qui intervenait ex-post, est ainsi en train de se muer en Etat-nounou. L’empire du Bien décrit par l’inimitable plume goguenarde de Philippe Murray, avec son cortège de festivités, aura enfin avec le numérique les moyens de sa politique. D’ici quelques années, les individus et les objets seront tous connectés, c’est-à-dire contrôlables à distance. La progression des outils de quantified self annonce l’avènement d’une discipline du corps rendant les anciens dispositifs de contrôles risibles : pression artérielle, rythme cardiaque, activité physique et neuronale, alimentation, déplacements, plus rien n’échappera aux devices en tous genres. La soif de protection de l’individu, y compris contre lui-même, s’étanchera dans une consommation numérique immodérée de la part des Etats. Il ne suffira plus de conseiller, exhorter (« mangez-bougez »…) ou alerter. Il faudra prévenir et, si nécessaire, empêcher. Au nom de la quiétude de tous, nous éliminerons le terrible stress et l’horrible risque. Pour notre sécurité et notre bien-être, nous serons câlinés, caressés et rassérénés. Ce n’est ainsi pas Big Brother, mais Big Mother, selon le mot grinçant de l’écrivain Alain Damasio dans son roman d’anticipation La zone du Dehors, qui va apparaître. C’est la dictature de la gentillesse qui s’annonce, ce totalitarisme soft où le citoyen est obligeamment bordé dans son couffin connecté. Les comportements déraisonnables seront traqués et découragés, avec la sollicitude sereine mais ferme qu’une mère met à interdire à son jeune enfant de se pencher à la rambarde.

Y a-t-il encore une chance d’échapper à la société du cocooning lénifiant dopée par les technologies numériques ? Le remède, comme souvent, est dans le poison. C’est l’entreprise qui sera, de notre point de vue, le meilleur gardien de nos libertés, contrairement au point de vue relayé à satiété par les médias diabolisant l’action privée et exaltant l’action publique.

Les entreprises, on le leur reproche assez souvent, ne se sentent pas investies d’une mission morale, elles ne mènent pas de croisade. Elles répondent à une demande, sans juger de son bienfondé. Or la demande des individus pour plus de vie privée, pour l’anonymat en ligne ou plus généralement la liberté de n’être pas traqués existe et se développe. Certains produits, tels que le BlackPhone, de Deutsche Telekom, commencent à faire de la protection des communications et des connexions de ses abonnés un argument commercial. Les citoyens se rendent compte que leurs données ont de la valeur, qu’elles sont exploitées ou exploitables, et commencent à imaginer des moyens d’en garder la maîtrise. Signe encourageant, de nombreuses start-ups émergent autour de cette idée : Personal (coffre-fort digital), Wicker (sorte de snapchat crypté), Privacy protector (surf anonyme), Mypermission (gestion des permissions d’accès), etc.

Face à un Etat qui ne pourra pas s’empêcher de promouvoir, pour lui-même et au nom du Bien qu’il veut nous imposer, une forme mielleuse de totalitarisme, nous pouvons compter sur les entreprises, à condition qu’elles soient aiguillonnées par une demande lucide.

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