OCTOBRE 2014 - N°24

Internet et le destin contrarié des classes moyennes

par Jacques Barraux, journaliste

Il y a le paradis perdu des classes moyennes en Occident et le paradis gagné des classes moyennes dans les pays émergents. La révolution numérique inspire un nouveau modèle de croissance à l’Ouest. Pas encore dans les économies émergentes.


Le trafic est intense sur les deux routes du ciel. En bas, la route des avions. En haut, celle des satellites. Or voici qu’à mi-chemin de l’une et de l’autre, une nouvelle voie sera bientôt tracée. Elle sera réservée aux drones géants chargés de relier à internet toutes les zones de la planète encore non connectées. Dans quelques mois, le « Connectivity Lab » de Facebook commencera les premiers essais d’un drone ultra-léger de la taille d’un camion en attendant, plus tard, des engins de la taille d’un Boeing. De son côté, Google, initialement parti sur un projet de ballons, vient de racheter le fabricant de drones solaires Titan Aerospace. Cette actualité a une haute valeur symbolique. Le jour où le réseau complet d’internet et des réseaux sociaux sera élargi à la totalité du continent indien, de l’Asie, de l’Afrique et de l’Amérique du sud, la mondialisation entrera dans une phase nouvelle.

Un réseau, deux modèles

Internet des objets, robots, « fab labs », imprimantes 3D, big data, réalité augmentée… les cascades d’innovations qui jaillissent de la source numérique inondent la planète de manière aléatoire et fragmentée. A l’intérieur de l’espace connecté, internet n’a pas réduit la fracture économique et culturelle qui continue de diviser le monde en deux blocs partiellement étrangers l’un à l’autre. D’un côté les peuples d’Amérique du nord et d’Europe qui contournent le ralentissement de la croissance des pays riches en expérimentant - grâce au numérique - de nouveaux modèles de production et d’échange. De l’autre, les peuples des pays « émergents », dont la forte démographie et l’appétit de consommation garantissent l’attachement inconditionnel au modèle de croissance forte.

Libérer une force contenue

Le numérique n’invente pas une civilisation nouvelle, pas plus que l’imprimerie n’a inventé la Renaissance. Il est un outil qui peut, à un moment donné, libérer une force contenue ou résoudre une contradiction sociétale.

La force contenue libérée, c’est celle des milliards d’habitants d’Asie et d’Afrique qui rêvent d’accéder au paradis des classes moyennes. Les multinationales occidentales, allergiques par principe aux croissances lentes, désinvestissent à l’ouest pour se ruer sur les marchés prometteurs de la société de consommation à l’ancienne. Elles s’y mesurent avec des colosses locaux surgis en quelques décennies. En 2000, le classement « Fortune » des 500 premiers groupes mondiaux ne comptait que 5% d’entreprises issues des économies émergentes. Le cabinet McKinsey estime qu’il en comptera plus de 45% dans dix ans.

Dans ce contexte fébrile, l’outil numérique vise à faciliter l’accès à la société d’abondance. Il est au service du consommateur qui fait confiance à Alibaba et à l’industriel occidental qui double la capacité de ses usines. Il n’est pas encore l’instrument d’un contre-modèle au regard de l’héritage occidental – bien que chacun pressente, en Asie comme en Afrique, qu’il le deviendra sous peu.

La contradiction sociétale

La contradiction sociétale, c’est l’Occident qui la vit depuis le début du XXIème siècle. Là encore, il s’agit d’une affaire de classe moyenne. Une classe moyenne qui, elle, a perdu son paradis. Son statut social se dilue, ses revenus plafonnent alors qu’elle n’a jamais autant souhaité communiquer, voyager, échanger, en un mot, jouir de la vie. Ce que l’on appelle « l’économie du partage » ou « l’économie collaborative » est née d’un singulier amalgame de facteurs négatifs et positifs.

En négatif, la stagnation économique et les coupes radicales dans les hiérarchies intermédiaires des grandes entreprises. En positif, la conversion aux valeurs de développement durable, le goût des réseaux de proximité (réels ou virtuels) et l’appropriation des ressources infinies du numérique. Louer plutôt qu’acheter. Faire plus avec moins (l’innovation « jugaad », selon l’expression indienne à la mode). Créer son propre emploi. Monnayer ses services. Travailler en équipe. Militer pour les projets collaboratifs. On songe au précédent historique des start up dans les garages de la Silicon Valley.

Mais la comparaison a ses limites. La contre-culture californienne des années 60 s’était rapidement évaporée dans les vapeurs anesthésiantes de la « nouvelle économie » de la fin du XXème siècle. Celle qui se développe aujourd’hui en Amérique et en Europe a un visage bien différent : elle est née de la nécessité. Un modèle né d’une crise résiste mieux qu’un modèle né d’une mode...

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