OCTOBRE 2014 - N°24

Avons-nous perdu le sens de l’avenir ?

par Armand Braun, président de la Société internationale des conseillers de synthèse (SICS)

Le vacarme assourdissant de la sphère médiatique contribue à instituer la dictature de l’instant. L’avenir a disparu de notre imaginaire et c’est peut-être l’explication à l’immobilisme dans lequel s’enferme la France, se demande Armand Braun. Nous devons réapprendre à penser et à agir en termes de temporalité.


Chacun, depuis la plus modeste des personnes jusqu’aux nations les plus prestigieuses, doit se sentir responsable de son avenir et de l’avenir de ceux qui dépendent de lui : c’est à la fois une évidence et une révolution. Une évidence, car il en a toujours été ainsi : jusqu’ici, quelques-uns pouvaient inscrire leurs perspectives à l’intérieur de cadres préexistants (nations, métiers…). Ce n’est plus le cas : nul ne peut avoir idée de ce que sera le monde demain, du contexte dans lequel il lui faudra agir ; c’est, en ce sens, une révolution.

C’est une situation dont nous nous dégageons d’habitude en ressassant ce qui devient banal : le discours sur le numérique, l’interconnexion généralisée et l’intégration croissante des économies mondiales, sans cesse répétés par les médias, au son des tambours de la communication ; pour autant, la force des transformations déjà réalisées et à venir n’est pas encore réellement perçue. On rencontre toutes les attitudes : l’enthousiasme, le refus de voir, l’anxiété.

Il faut aller plus loin. La complexité des données devrait m’imposer une certaine réserve. Je forcerai pourtant le trait. Les questions sans réponse sont nombreuses : le désendettement, la compétitivité, le chômage ... ; les surprises que nous réserve l’actualité ne sont pas toutes agréables (le réveil des particularismes régionaux et communautaires n’est que l’une d’elles) ; les acteurs publics (l’Etat, l’Union Européenne…) ne sont pas au mieux de leur autorité et de leurs ressources ; je ne suis même pas sûr de notre capacité à diagnostiquer les situations...

L’avenir était depuis toujours le lieu du rêve et de l’imagination. L’est-il encore ? Où sont les grandes visions, l’idée de progrès par exemple, qui inspiraient entrepreneurs et poètes, portaient l’espérance des familles et les ambitions des Etats ? Ne nous racontons pas d’histoires, nous avons choisi de faire du surplace.

Un pays immobile

Immobilité de la société : la vie quotidienne constitue son centre d’intérêt principal. Une fraction importante de la population bénéficie de « droits acquis » dont la préservation constitue son souci majeur. Quand des dizaines de millions de personnes passent leurs jours et leurs nuits devant des écrans, on doit se demander si elles restent acteurs de leur destinée et ce que cela signifie pour la vie sociale et pour la démocratie. La société reste, comme toujours, imprévisible, sujette à des crises passionnelles et manipulable. Rappelons-nous « les lendemains qui chantent », certaines campagnes politiques, les célébrations de leaders charismatiques.

Immobilité de la vie politique : on aurait pu penser que ce n’est pas l’instant présent et sa banlieue temporelle immédiate qui compteraient le plus pour le monde politique. La préparation de l’avenir n’est-elle pas sa raison d’être profonde ? Or, il n’en est rien. L’attention à l’opinion publique, les crises du moment et les problèmes financiers l’absorbent entièrement. Toutes choses égales par ailleurs, nous en sommes toujours à Henri Queuille, cet homme politique des IIIe et IVe Républiques qui justifiait l’inaction dans le présent en expliquant que l’avenir saurait prendre soin de lui-même.

Remarque-t-on assez ce paradoxe ? Puisque le politique a démissionné, l’administration – dont la référence est en principe le passé, avec la mise en œuvre de la Loi, des règlements, de la jurisprudence – a pris de facto la responsabilité des projets d’avenir.

Immobilité dans les relations entre générations, déjà changées par l’allongement de la durée de la vie. On aurait pu craindre l’impatience des jeunes. Mais ceux-ci suivent le mauvais exemple des anciens en acceptant que l’endettement public continue de croître. Les personnes âgées ne se sentent donc pas mises en cause pour l’avoir si gravement laissé dériver. Tout cela n’est bon ni pour la transmission au sein des familles, ni pour la coopération entre les générations, ni pour la confiance de la société en son avenir.

Immobilité dans les entreprises, qui participent d’un univers schumpétérien pour lequel l’avenir n’est pas un facteur essentiel. La stratégie leur importe plus que la vue longue. De fait, la réactivité est la seule réponse possible aux imprévus de l’économie mondialisée et à la fantaisie des régulateurs.

Dans ces conditions, de très nombreux jeunes, parmi les plus capables et les mieux formés, doivent s’expatrier pour réussir. Tout se passe comme si on avait oublié les conséquences de la Révocation de l’Edit de Nantes qui a poussé 400 000 personnes à quitter la France à partir de 1685.

Le comportement de la France contraste avec celui des autres nations, sur les autres continents mais aussi en Europe. L’avenir ici n’est plus qu’un déversoir pour les conséquences de nos actes que nous ne voulons ou ne pouvons pas connaître, pour ce qui nous encombre. Il en va de l’avenir comme de l’espace : des milliers de satellites, porteurs de toutes sortes de projets et d’espoirs quand on les a lancés, se sont perdus et errent dans le néant.

Renouer avec le mouvement

Rien n’est plus difficile que de renouer avec le mouvement.

L’appui de l’opinion publique disparaîtra à la première mauvaise nouvelle, à la première petite phrase du style : « un projet qui ne fait pas l’unanimité ». Tout sera bon – « réforme » cosmétique, dérision, diffamation… – pour défendre l’existant et discréditer ce qui pourrait bouger. Comment croire qu’il sera possible en quelques semaines, voire en quelques années, de transformer des données enracinées depuis des décennies ? No good reform goes unpunished… Il faut se rappeler cette expression de la sagesse populaire britannique pour mesurer les risques. Il faut comprendre ces dirigeants qui préfèrent, somme toute, la sécurité du marécage aux incertitudes de la route...

Et pourtant, il est vital de le faire !
Je ne reviendrai pas sur les arguments habituels en faveur du mouvement. Ils sont bien connus. Mais j’insiste sur les menaces politiques. Nous négligeons trop le fait que, dans de nombreux pays, certains à deux ou trois heures d’avion de la France, continue de prospérer le modèle totalitaire, dont l’immobilisme est le principe : soumission des personnes à l’Etat, gestion politique des marchés, réécriture de l’Histoire et monopole étatique sur la pensée sur l’avenir. Il ne peut exister de démocratie véritable que dans le mouvement.

Prudence est mère d’insécurité

On appelle trop généreusement prudence cette pusillanimité qui consiste à reporter une décision, à la vider de sa substance, à y renoncer. C’est seulement par des initiatives fortes, poursuivies avec obstination, que nous pourrons agir et non nous contenter de belles paroles. C’est par l’initiative, avec les combats qu’elle entraîne, que le conservatisme naturel de l’opinion publique sera surmonté.

Les exemples pourraient être nombreux. J’évoque des chantiers publics dont la réinvention aurait dû être démarrée depuis longtemps : le système éducatif, les mécanismes de sécurité et de solidarité… D’autres plus récents, dont nous nous détournons par manque de réflexion : réduire la coupure entre inclus et exclus ; dépasser les idées à la mode à propos de la relation économie-emploi, des situations respectives des jeunes et des vieux, du phénomène migratoire (les flux de migrants désespérés…). Les entreprises, elles aussi, auraient beaucoup à faire pour réduire leur propre infection bureaucratique ; notamment celles dont les dirigeants, issus de l’administration, passent leur vie à reproduire le modèle qu’ils ont appris dans leur jeunesse.

Pour en finir avec l’avenir-déversoir

Apprendre à penser et à agir en termes de temporalités. Je dis bien « apprendre », car cet art reste largement méconnu : il s’agit non de prévoir (ce qui ne signifie plus rien), mais de tout faire pour rendre l’avenir possible.

C’est un art naissant. Il éclaire ce qu’induisent l’unité de l’espace terrestre (déjà accomplie grâce au numérique), l’unité du temps (la parité de considération des phases, rejetant les vieilles approches de type court terme/long terme), l’unité de l’espèce humaine (peut-être par le métissage). Il consiste à travailler sur les interactions entre les différents aspects de cette nouvelle réalité. Déjà Alain, au début du XXe siècle, l’avait annoncé : « Tant que l’on n’a pas bien compris la liaison de toutes choses et l’enchaînement des causes et des effets, on est accablé par l’avenir. »

Nous sommes capables de faire autre chose que du cabotage temporel et quelques-uns en administrent la preuve. Notre aptitude profonde à dissiper les contraintes, à nous projeter dans l’inconnu n’est pas morte. Le succès de l’auto-entreprenariat et le nombre des créations d’entreprises le prouvent. Nous avons toujours des visionnaires capables de conjuguer compétences, imagination et esprit d’entreprise. Il y a, dans les universités, les Grandes Ecoles, les centres de recherche, les fab lab …, bien des initiatives porteuses d’espérance.

Je reprendrais volontiers à mon compte cette image suggérée par le philosophe Jean-Pierre Dupuy : un peu comme l’alpiniste sur sa muraille jette le piolet en avant pour y prendre appui, les sociétés sont capables de se tracter à partir d’une vision de l’avenir, qui sera auto-réalisatrice si telle est leur détermination.

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