OCTOBRE 2014 - N°24

« Tout le monde parle en même temps »
Est-ce irrémédiable ?

par Albert Merlin, vice-président de Presaje

Des avalanches de chiffres dans le désordre, des sites internet croulant sous des montagnes de textes, d’images et de sons ineptes ou futiles, des médias qui confondent l’information et le spectacle, l’ordinateur est-il voué à n’être qu’un amplificateur des défauts de la société ? Albert Merlin rêve d’un autre « bien commun numérique ».


Dans ce même numéro, François Ecalle rappelle combien les économistes des « sixties » gémissaient à l'envi sur le manque de données chiffrées, ou du moins leur insuffisance. Comment mesurer l'impact d'une décision gouvernementale quand on ne connait pas les arcanes de la consommation et de la production, ni, a fortiori, les coefficients techniques et les élasticités reliant les engrenages de la chaine de valeur ?

On comprend que l'émergence de l'informatique ait suscité alors les espoirs les plus fous : collecter les chiffres, les traiter, les introduire dans les modèles économétriques. On entrevoyait le moment où l'on pourrait, comme dans une usine, entrer la matière statistique en amont, et recueillir les solutions à la sortie.

Cinquante ans ont passé. Où en sommes-nous, où en sont les experts en sophistication ? La réponse est tombée à la mi-septembre, après la décision de supprimer la première tranche d'imposition sur le revenu. Où a-t-on vu la moindre mesure d'impact ? On a beaucoup « estimé », glosé, mais pas vraiment mesuré. Il faut le savoir : la plupart des décisions économiques sont encore prises dans le flou, en dépit des outils statistiques disponibles de nos jours.

La désillusion ne concerne pas que les décisions de Bercy. On avait plus ou moins rêvé d'un univers où les méthodes quantitatives régleraient la plupart de nos problèmes, grâce aux calculs d'optimisation : on s'aperçoit aujourd'hui que ces merveilleuses machines, même si elles disposent d’une nourriture abondante, ne peuvent fournir que des approximations. Faut-il s'en étonner? Rappelons- nous Jean Fourastié : ce qui est machinal, la machine peut le faire. Corrélativement, nous expliquait le maitre, l'homme pourra disposer, à la longue, de plus de temps pour l'intelligence, l'imagination, l'humain. Ce n'est pas exactement ce qui se passe aujourd'hui : l'outil numérique devient prédateur, et il y a de moins en moins de temps pour la réflexion. Ira-t-on jusqu’à dire que l’ordinateur ferme la porte à la philosophie, en s’inspirant de Pierre Manent quand il nous explique, dans son essai consacré à Montaigne, que la découverte de l’Amérique par ce philosophe est « inséparable d’un obscurcissement de la philosophie même » ? Ce serait sans doute aller un peu loin, mais comment nier la puissance de l’ogre informatique aujourd’hui ?

L’instantané livré en vrac

N’importe : jour après jour, on privilégie l’instantané, livré en vrac. Puisque l'on peut obtenir toutes les informations possibles en quelques minutes, voire quelques secondes, pourquoi s'en priver ? La moisson est présentée comme attrayante ; les amours des ministres, leurs calculs le plus souvent électoralistes ne manquent pas à l'appel. Avec, à l'appui, l'argument bien connu : c'est ce qui plait au public. Résultat : « tout le monde parle en même temps » 1 ! Voilà l'effet du numérique sur les médias, alors que l'on rêvait - un peu naïvement - de pédagogie.

Comment rectifier le tir ? Sans doute en brisant cette dévotion à l'ordinateur fourre-tout, où les « indicateurs » rapides le disputent aux potins quotidiens. En second lieu, en se rappelant que ce ne sont ni les données statistiques ni les ragots qui mènent le monde, mais les idées et les croyances. En témoignent les conflits qui peuplent actuellement nos continents.

Il faudrait ensuite assortir nos raisonnements économiques de considérations presque charnelles, souvent effacées par la domination des technologies. Certains pays y parviennent : quiconque voyage tant soit peu est impressionné par le comportement de nos amis allemands dans leurs transactions. Déjà fiers de leur savoir-faire industriel, ils ajoutent volontiers un zeste de sentiment national, que d'aucuns vont jusqu’à nommer « patriotisme économique ». Tout le contraire de ce que nous offre l'ordinateur, qui nivelle tout.

Enfin, comment ne pas constater et déplorer, notamment en France, l'effacement progressif du sentiment de responsabilité, conduisant trop souvent à se débarrasser des problèmes en les repassant aux machines, par nature aveugles ? Tâche particulièrement rude dans un pays où l'on ne parle que de besoin de protection, et où s'allonge de jour en jour la liste des « droits à »... !

Reste à imaginer notre vie quotidienne. Dans son dernier dossier, « The Economist » essaie de nous peindre l’avenir en rose en anticipant les joies du retour à la maison en auto : « Sur le chemin du retour, vous écoutez la musique de votre choix, captez la télévision ou les info. Vous notez à peine que la voiture ralentit ou accélère pour éviter les autres véhicules, sauf quand elle se déporte pour laisser passer l’ambulance.» On est déjà dans le rêve, mais on le sera plus encore lorsque l’on remarquera que les voitures se parlent !

Pourquoi refuser ce confort ? Il est évidemment bon à prendre, à condition de le maitriser. Et de bien noter que ces progrès techniques ne résolvent en rien nos choix politiques, domestiques ou sentimentaux. Nous sommes encore dans le « machinal », héritier du machinisme. Jusqu’au jour où les ordinateurs deviendront vraiment intelligents ou, mieux encore, malins.

1 Guillaume Decugis : Tout le monde parle en même temps. On a donné à chacun le moyen de s’exprimer et l’on n’a créé que du bruit. La Croix, 25-09-2014.

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